David Turgeon déploie toute sa maîtrise dans cette (sorte de) satire du milieu littéraire.

Il serait tentant de qualifier Le roman d’Isoline, nouveau livre de David Turgeon, de satire du monde de l’édition, mais le terme satire ne décrirait pas avec suffisamment de nuances le regard riche de formules allusives et de demi-sourires qu’il pose sur la fascinante, et parfois problématique, insularité d’un milieu trop enclin à alimenter sa propre légende, parce que cela le sert bien.

En cognant chez l’écrivaine Paula Kahl, Isoline, une assistante éditoriale effacée, ne se doutait évidemment pas du tout qu’elle la retrouverait dans sa baignoire et la sauverait de la mort. Ce bouleversant concours de circonstances l’arrachera d’un coup à l’ordinaire de son quotidien et encore davantage quand, après que Paula est parvenue à mettre fin à ses jours, lui reviendra la mise en valeur de ses inédits, une matière dans laquelle elle s’enfoncera jusqu’à se perdre.

Tous les ingrédients de l’inimitable manière David Turgeon brillent de nouveau dans ce sixième roman, à commencer par l’ensorcelante finesse de cette langue châtiée, bien que jamais ampoulée, le choix du mot juste, et parfois rare, contribuant toujours à chatouiller notre intelligence.

L’auteur de Simone au travail (2016) demeure d’ailleurs le maître du passé simple et antérieur, chez qui ces temps de verbe n’empèsent pas la prose, mais lui confèrent plutôt, ironiquement, une effervescente légèreté. Autrement dit : même ses phrases compliquées apparaissent limpides.

L’adresse teintée d’humour avec laquelle il se saisit de questions propres à l’époque – comme celle de l’écriture inclusive – est aussi la marque d’un écrivain sachant mettre ses effets au service de ses valeurs. Dans Le roman d’Isoline, la subversion se préserve de la facétie, les jeux formels, de l’artifice, et le féminisme de son auteur, de la posture de supériorité. Même le dernier quart du livre, dans lequel s’immisce le sujet brûlant (et déjà un peu usé) du rôle de l’intelligence artificielle (IA) dans la création n’arrive pas à entraîner ce livre dans la banalité.

Mais au-delà de ce brio formel, c’est à la puissance des obligations que les vivants ont envers les morts que Turgeon réfléchit ici, avec un mélange de révérence pour l’importance de la littérature et de salutaire dérision à l’endroit de ceux pour qui ce pouvoir justifie tous les mensonges, toutes les compromissions.

La spirale dans laquelle s’enfoncera Isoline pourrait apparaître risible, voire méprisable, mais l’auteur s’interdit de se moquer de qui que ce soit, peut-être parce qu’il sait que la mythologie d’une littérature toute-puissante, agissant selon ses propres volontés, est à la fois ce qu’elle a de plus délétère et de plus irrésistible.

Le roman d’Isoline

Le roman d’Isoline

Le Quartanier

208 pages

8/10