Le marché du livre est loin de s’être effondré en Ukraine avec l’invasion russe. Au contraire, il vit un essor. « Aucune des librairies ouvertes à l’été 2022 n’a fermé. De plus, plein de nouvelles librairies ont vu le jour », affirme la coprésidente du média littéraire ukrainien Chytomo Ira Baturevych, qui est allée récemment en Ukraine.

La plus grande chaîne de librairies en Ukraine, Ye, comptait 34 succursales avant l’invasion russe. Seulement l’an dernier, elle a ouvert 20 nouvelles librairies en Ukraine, raconte Mme Baturevych, qui a été présidente du développement de l’Institut du livre de l’Ukraine.

Le nouveau café-librairie Sens, qui a ouvert en 2022, vient d’inaugurer sa deuxième boutique au centre-ville de Kyiv, alors que la maison d’édition Stary Lev a lancé un nouveau café-librairie dans la capitale, détaille-t-elle.

Ces ouvertures suscitent un engouement certain : lors de l’inauguration de la deuxième boutique de la maison d’édition Vivat à Kharkiv le 12 août dernier, plus de 2000 personnes ont franchi les portes du commerce en deux jours.

Lire à l’abri des bombes

Cofondatrice et coprésidente du média ukrainien Chytomo, destiné aux maisons d’édition et aux libraires, Ira Baturevych a posé le pied à Montréal le 24 janvier 2022, un mois avant le début de l’invasion russe. Depuis son arrivée ici, elle a cofondé le Club ukrainien de Montréal, qui a présenté des livres ukrainiens lors du Salon du livre de Montréal en novembre dernier. L’automne dernier, elle s’est rendue en Ukraine pour la remise des prix de Chytomo aux éditeurs ukrainiens.

L’un des éditeurs primés, Oleksandr Savchuk, est établi à Kharkiv, à 30 kilomètres de la ligne de défense de l’armée ukrainienne dans l’est du pays, où il continue à exploiter sa maison d’édition personnelle. Le 14 octobre dernier, il a ouvert le premier abri du livre (ou Knyho Ukryttia) au pays. Il s’agit d’une pièce isolée sous un grand bâtiment dont les fenêtres sont remplacées par des morceaux de contreplaqué. Elle permet aux gens de trouver refuge en cas de bombardement, tout en profitant des livres de la maison d’édition et en savourant un thé ou un café.

Bien que l’espace ne puisse accueillir que 10 personnes à la fois, Oleksandr Savchuk se réjouit de pouvoir y organiser des soirées-rencontres avec des auteurs.

PHOTO OLESYA BOYKO, FOURNIE PAR CHYTOMO

L’éditeur Oleksandr Savchuk dans son abri du livre

La maison d’édition d’Oleksandr Savchuk se spécialise dans la publication d’œuvres littéraires et scientifiques interdites lors de la période soviétique ainsi que d’auteurs oubliés ou méconnus. L’éditeur estime que ses ventes ont augmenté de 50 à 60 % depuis 2022. Sa clientèle principale vit dans la capitale et à Lviv, dans l’ouest du pays. L’ouverture de son Knyho Ukryttia est également une réponse aux libraires de Kharkiv qui ne souhaitent pas vendre ses livres.

Un engouement neuf pour le livre ukrainien

Il faut préciser que l’industrie ukrainienne du livre revient de loin. Avant l’annexion de la Crimée en 2014, le marché ukrainien était composé à 75 % de littérature russe importée et imprimée. En 2016, une loi interdisant l’importation de livres russes à caractère antiukrainien est entrée en vigueur, ce qui a permis à de nouveaux acteurs d’entrer sur le marché.

Le gouvernement ukrainien n’a jamais financé ni subventionné l’industrie du livre, mais il a néanmoins stimulé la demande en distribuant des chèques-cadeaux pour l’achat de biens culturels à la suite de l’obtention de la deuxième dose de vaccin contre la COVID-19. Ces chèques-cadeaux ont surtout été utilisés lors des mois précédant l’invasion russe.

En 2022, le gouvernement ukrainien a interdit l’importation de livres produits en Russie et en Biélorussie. Résultat de toutes ces mesures : l’an dernier, 85,3 % des livres imprimés en Ukraine étaient en ukrainien, comparativement à 4,8 % en russe.

De l’avis d’Ira Baturevych, la raison ultime derrière l’engouement des Ukrainiens pour la lecture reste le besoin de comprendre « pourquoi la Russie [les] a attaqués ». Les pannes d’électricité causées par les bombardements des infrastructures civiles l’hiver dernier leur ont laissé beaucoup de temps pour lire sur la question.

Oksana Vakh, membre du groupe Facebook Chytaylyky (« Les lecteurs ») sondée par La Presse, semble confirmer ses dires. « J’ai beaucoup lu depuis l’enfance, puis, avec les études, la naissance de ma fille, le travail, je n’avais plus le temps de lire… Avec la guerre, comme si quelque chose m’avait piquée, je lis sans arrêt… On dit que c’est une réaction au stress… En 2023, j’ai lu 89 livres. Depuis le mois de janvier, je suis déjà rendue à mon 13livre. »

L’imprimerie achalandée

L’essor du marché du livre a eu un impact conséquent sur les imprimeurs. L’imprimerie Unisoft, située à Kharkiv, a ouvert en mai 2022. Depuis son ouverture, l’entreprise est devenue un acteur si important qu’elle imprime même des livres pour des maisons d’édition italiennes. Le délai d’attente estimé pour l’impression est d’au moins un mois, confie M. Savchuk, qui est toujours en attente de ses nouveaux livres.

Malgré un avenir incertain, les Ukrainiens continuent à lire et à ouvrir de nouvelles librairies. C’est le cas de la famille du journaliste Mykola Rachka, qui vient d’ouvrir la librairie-café Heroy (signifiant héros) à Vinnytsia, au centre du pays, afin de réaliser le rêve de ce dernier, mort au combat le 21 juillet 2022.

Car même quand les affaires roulent, le rappel de la guerre reste omniprésent. Oleksandr Savchuk est bien placé pour le savoir. « Mon auto a été détruite par un missile, ma maison d’édition a été touchée deux fois par les bombardements, témoigne-t-il. Lors d’un des bombardements, je me suis sauvé une minute avant et, malheureusement, les employés de la Ville qui travaillaient à côté ne sont plus là. »

Témoignages de lectrices

Quelques lectrices ukrainiennes du groupe Facebook Chytaylyky (« Les lecteurs ») ont transmis à La Presse leur témoignage sur l’évolution de leur lecture.

J’ai vécu une grande pause de lecture et, avec le début de l’invasion à grande échelle, j’ai commencé à passer de plus en plus souvent de la réalité aux livres. J’ai commencé à acheter beaucoup plus de livres. Je ne peux plus m’arrêter. J’ai lu 44 livres en 2023.

Aliona Voliuvach

Depuis l’enfance, je lisais seulement dans le cadre scolaire et universitaire. Lorsque mon fils est né, j’ai essayé de lire, mais je ne finissais que cinq livres par année. Depuis le début de la guerre, je ne me reconnais plus. En 2022, j’ai lu 15 livres (c’est plus que dans le reste de ma vie). En 2023, c’est 30 livres, et je continue au même rythme.

Viktorya Bilous

En savoir plus
  • 450
    C’est le nombre de librairies en Ukraine en 2024. Ce nombre était de 400 avant l’invasion du 24 février 2022.
    Source : Chytomo
    203 %
    Il s’agit de l’augmentation du nombre de livres imprimés en Ukraine en 2023 comparativement à l’année précédente.
    Source : Chytomo