L’armée ukrainienne, qui a échoué en 2023 à faire des gains territoriaux importants dans le cadre d’une contre-offensive annoncée tambour battant, se retrouve à son tour sur la défensive et risque de voir ses capacités durement mises à l’épreuve dans les mois qui viennent.

L’annonce de la prise de la ville d’Avdiïvka par les troupes russes est venue illustrer de façon criante, à une semaine de la date anniversaire du sanglant conflit, le basculement de l’erre d’aller en cours sur le terrain.

Il a entraîné du même coup de nouvelles mises en garde du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui a parlé d’une situation « extrêmement difficile » pour ses troupes lors d’une conférence sur la sécurité à Munich où le pessimisme était de mise relativement à la tournure du conflit.

Dominique Arel, spécialiste de l’Ukraine rattaché à l’Université d’Ottawa, juge que la prise d’Avdiïvka représente un « coup dur » sur le plan symbolique pour Kyiv, même si Moscou a dû sacrifier des milliers de soldats pour arriver à ses fins après des mois de combats acharnés.

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La ville d’Avdiïvka, prise cette semaine par l’armée russe après des mois de combats acharnés, a été en grande partie détruite.

La ville, largement détruite, avait été reprise par les forces ukrainiennes en 2014 après être passée brièvement sous le contrôle de miliciens prorusses et n’avait pas changé de camp depuis.

La question, note M. Arel, est de voir si les forces russes, qui mènent des attaques contre de nombreuses autres villes sous contrôle ukrainien le long de la ligne de front, sauront pousser l’avantage dans les semaines et les mois qui viennent.

« Le pire des scénarios serait que le front de l’Est commence à s’écrouler », relève Dominique Arel, qui s’alarme de la possibilité que le président Vladimir Poutine réussisse sur sa lancée à prendre le contrôle de l’ensemble du Donbass, un de ses objectifs déclarés.

Le dirigeant russe a déclaré sans ambiguïté mardi que la prise d’Avdiïvka était un « succès absolu » sur lequel « il est nécessaire de construire ».

Liam Collins, analyste militaire américain, relève que les forces ukrainiennes ont été contraintes de se retirer de la ville pour minimiser leurs pertes en se repliant plus à l’ouest.

La situation risque de se répéter puisque Kyiv ne peut faire autrement que de préserver troupes et matériel face à un adversaire disposant de ressources largement supérieures.

L’armée russe a toujours disposé d’un avantage de taille qu’elle entend particulièrement mettre à profit alors que l’Ukraine voit le soutien d’alliés clés vivoter et compromettre son approvisionnement en armes et en munitions, note M. Collins.

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Soldats ukrainiens dans la région du Donetsk, le 20 février

Le problème le plus criant pour Kyiv est le blocage politique en cours à Washington, où l’aide à l’Ukraine se retrouve au cœur d’un bras de fer entre démocrates et républicains.

Des sénateurs des deux camps ont approuvé une enveloppe prévoyant un soutien additionnel d’une valeur de 60 milliards de dollars américains. Le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, proche de l’ex-président Donald Trump, s’y oppose cependant et refuse de le soumettre au vote.

« L’enveloppe passerait facilement puisqu’une majorité d’élus dans chaque parti demeure favorable à l’idée de soutenir l’Ukraine », note M. Collins.

La victoire possible à l’élection présidentielle américaine de Donald Trump – qui promet, sans dire comment, de régler la guerre en Ukraine en une journée – ajoute à l’incertitude.

En attendant un hypothétique déblocage, l’armée ukrainienne voit son arsenal diminuer et commence à manquer d’ogives et de missiles sol-air critiques à sa défense.

L’Ukraine multiplie les appels à l’aide

Mark Cancian, analyste du Center for Strategic and International Studies à Washington, note que l’approvisionnement militaire en provenance des États-Unis ne représente que le quart de ce qu’il était il y a un an.

« En juin, ce ne sera plus que 8 % », relève le chercheur, qui voit mal comment les forces ukrainiennes peuvent espérer résister à long terme dans de telles circonstances.

Les forces russes, dit-il, souffrent d’importants problèmes de logistique et ont dû essuyer de lourdes pertes matérielles et humaines. Celles-ci ont cependant été effacées en partie par des stratégies efficaces de recrutement et une mobilisation de l’économie russe en soutien à la guerre.

Le pays s’est adjoint par ailleurs le soutien de la Corée du Nord et de l’Iran, qui ont fourni munitions et drones.

Ce n’est plus la même armée que celle qui s’est lancée sur Kyiv en 2022. Les Russes ont appris de leurs erreurs et sont plus capables aujourd’hui.

Mark Cancian, analyste du Center for Strategic and International Studies

Tout en pressant Washington, le gouvernement ukrainien multiplie les appels à l’aide du côté européen, qui n’a pas pour l’heure la capacité de combler le manque à gagner américain.

Les pays du continent ont trop tardé à se mobiliser pour intensifier leur production d’armement et peinent à satisfaire les promesses déjà faites à Kyiv.

« La capacité de production n’est pas où elle devrait être. L’Union européenne s’était engagée à livrer 1 million d’ogives pour le 1er mars, mais ne pourra finalement respecter que la moitié de sa promesse », illustre Dominique Arel.

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Soldats ukrainiens dans une tranchée dans la région de Zaporijjia, le 30 janvier

Gustav Gressel, spécialiste de l’European Council on Foreign Relations, écrit dans une récente analyse que l’augmentation de la capacité de production militaire européenne est essentielle si les forces ukrainiennes veulent pouvoir reprendre l’avantage sur le terrain en 2025.

Michael Kofman, analyste militaire, a récemment noté dans une émission balado spécialisée que cette hausse de production sera cruciale, tout comme les efforts du gouvernement ukrainien pour faire face à ses problèmes de recrutement.

S’ils ne sont pas réglés dans l’année, l’Ukraine se retrouvera sur un « chemin très dangereux » pouvant mener ultimement à la défaite, dit-il.

Les choses pourraient se dégrader très progressivement sur le terrain et « peut-être ensuite très soudainement », a-t-il prévenu.

Poutine, « suprêmement confiant »

Les mois à venir s’annoncent effectivement hautement périlleux pour les forces ukrainiennes, souligne Eugene Rumer, spécialiste de la Russie rattaché au Carnegie Endowment for International Peace.

Vladimir Poutine semble « suprêmement confiant » pour l’heure et voudra profiter de l’élan militaire au maximum, souligne l’analyste, qui figure parmi les rares spécialistes à avoir cru à une possible invasion de l’Ukraine en 2022.

Que peuvent faire les Ukrainiens s’ils n’obtiennent pas ce dont ils ont besoin ? Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils soient forcés de reculer de nouveau. Et s’ils le font, jusqu’où vont-ils devoir aller ?

Eugene Rumer, spécialiste de la Russie rattaché au Carnegie Endowment for International Peace

Si la Russie semble en voie de prendre le dessus, Vladimir Poutine maintiendra ses exigences maximalistes en vue de faire de l’Ukraine un « satellite » de son pays, une proposition qui n’a aucune chance d’être jugée acceptable par la population ukrainienne.

M. Rumer se dit « très inquiet » de la possibilité que le président russe, grisé par une hypothétique victoire, aille encore plus loin, par exemple en tentant de déstabiliser en sous-main un pays balte pour mettre à l’épreuve l’engagement des pays de l’OTAN de se porter à la défense de tout pays membre attaqué.

Les tergiversations de Donald Trump quant à l’importance de respecter cet engagement, combinées à l’évolution de la situation militaire en Ukraine, ont entraîné un vent de panique parmi les pays européens qui ont été nombreux dans les derniers mois à évoquer publiquement la possibilité d’un conflit direct avec la Russie dans les années à venir.

Dominique Arel espère que cette prise de conscience convaincra ces dirigeants de mettre les bouchées doubles en matière de production militaire et donnera à l’Ukraine les outils dont elle a besoin pour renverser la situation.

« Le vent a tourné en faveur de la Russie, mais rien ne dit qu’il ne tournera pas de nouveau. Pour les Ukrainiens, il n’y a pas de plan B. C’est la résistance ou rien », conclut-il.

Lisez « Le front en quatre temps »
En savoir plus
  • 16 000
    Nombre de soldats russes tués lors de l’assaut contre Avdiïvka, selon un blogueur proguerre connu qui a été accusé de « salir l’image du ministère de la Défense » du pays.
    Source : The Economist
  • 2000
    Nombre d’obus d’artillerie actuellement utilisés chaque jour par les forces ukrainiennes, soit cinq fois moins que les forces russes
    Source : The Economist
    300 000
    Nombre d’obus d’artillerie utilisés par les forces ukrainiennes en 2023 qui provenaient de pays européens sur un total de 2,3 millions
    Source : European Council on Foreign Relations