Si le désir naît du manque, ou carrément de l’absence, qui de mieux qu’une personne seule pour fouiller le sujet ? Claire Legendre l’a été, a subi ce célibat, et en est sortie depuis. Conversation avec une ex-femcel.

Une quoi ? Femcel, en référence aux « incels », ces hommes célibataires (cels) involontaires (in), un vécu au féminin certes moins connu, quoique pas forcément moins souffrant. Même si le nom ne le dit pas. « Ce qui me frappe, au féminin, c’est que le préfixe “in” a disparu. On n’entend plus la dimension involontaire », signale l’autrice, rencontrée plus tôt cette semaine pour parler de son dernier livre, Ce désir me point.

Avant d’aller plus loin, une précision : n’allez pas chercher dans le titre un jeu de mots, il n’y en a pas. Il est tiré d’un vers du poète de la Renaissance Joachim du Bellay (Les regrets), et par poindre, on entend ici blesser, faire souffrir. En un mot : le désir qui fait mal, et non celui qui pourrait naître (poindre) à l’horizon.

On l’aura compris, on n’est pas exactement dans la joie ou la légèreté ici. Le sujet n’est pas autour du célibat par choix, mais bien subi. Le propos de Claire Legendre, à mi-chemin entre l’essai et le récit, écrit au « je » et par définition très intime, est d’une franchise et d’une lucidité désarmantes. La solitude est chez elle un « tunnel », et le célibat « une humiliation ». Disons qu’elle n’y va pas de main morte. « Mais parce que c’est vrai », s’assume-t-elle tout à fait, d’un humour en personne qui détonne. « Se lever seule tous les matins, passer sa journée et n’avoir personne à qui la raconter, c’est lourd, quoi ! » Il faut dire que cette idée d’une « valeur moindre », de « ne pas avoir trouvé preneur », « quelque part, il y a un vice caché, quoi ! », elle l’a bien ressentie, 10 années de surcroît, et elle ne s’en cache pas.

« J’ai été une femme célibataire involontaire de 2010 à 2020. Ça ne m’était pas arrivé avant. Je n’étais pas armée pour y faire face », écrit-elle d’entrée de jeu, dans ce petit livre qui se lit d’un trait, composé de courts chapitres et divisé en sections : le désir d’amour, désirer posséder (ou l’art de consommer pour combler un manque), désirer le désir de l’autre, désirer le pire (ou fantasmer le danger, pour jouer avec les idées qui nous font peur), etc.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Dans Ce désir me point, Claire Legendre se penche sur les 10 années de célibat involontaire qu’elle a vécues.

Je me sers de mon expérience, je suis mon propre cobaye, pour réfléchir à partir de ce que je connais. En l’occurrence : le désir in absentia, en l’absence d’objet de désir.

Claire Legendre, autrice

À noter qu’elle n’est plus célibataire depuis la pandémie. Et cela lui prenait justement cette distance pour pouvoir revenir sur ce sujet, qui l’a tant habitée et qui l’habite encore évidemment, mais différemment. « Il faut un certain recul pour écrire sur une expérience personnelle. La réflexion nécessite une distance. […] Mais maintenant que j’ai tout en main pour être bien, est-ce que je peux encore désirer ce que j’ai ? », s’interroge-t-elle désormais. Vaste question, nous y reviendrons.

Les explorations du désir

N’allez pas chercher ici de détails croustillants sur sa vie, vous n’en trouverez pas. L’autrice, qui a exploré ses peurs dans Le nénuphar et l’araignée, est dans l’exploration cérébrale, ou disons l’intellectualisation de la question. Son « je » est une sorte de « on », qui inclut la personne qui écrit et qui réfléchit.

Plusieurs passages sur le « jeu » des sites de rencontres, l’obsolescence programmée des femmes, et l’art de désirer l’inaccessible, tel chanteur, tel auteur, ou telle personnalité, ce « refuge adolescent », comme elle dit, vont sans doute aussi parler à plusieurs lecteurs. « C’est moins humiliant et beaucoup plus confortable de rester chez soi et d’écouter une chanson mélancolique que de se risquer à une date ! », avance Claire Legendre en riant, non sans autodérision.

Un ami malhabile lui a déjà dit qu’elle était « l’écrivaine de la frustration sexuelle », écrit-elle aussi. Et à nouveau, elle s’assume : « je trouve ça violent et intéressant à explorer », répond-elle.

Entre autres « explorations » parlantes : désirer être désiré, un piège narcissique bien répandu, selon l’autrice.

Le désir du désir de l’autre est un piège, parce que du coup, je ne regarde pas l’autre, mais je suis encore en train de me regarder moi ! Et les applications sont complètement fabriquées à partir de cela : est-ce que ce serait valorisant pour moi de sortir avec cette tête ?

Claire Legendre, autrice

Un piège nourri par l’algorithme, on le sait, qui nous donne cette illusion d’avoir « tous les possibles à l’infini ». « Et cela joue beaucoup sur nos imaginaires… » Et nos désirs, bercés d’espoirs et autant (sinon plus) de désillusions.

Au bout de 10 ans, l’autrice a finalement trouvé l’amour (non, pas en ligne, on l’aura deviné). « C’est mon premier happy end en littérature, signale-t-elle en souriant toujours. Mais pas niais, quand même ! » Parce qu’elle pose des questions fondamentales, on l’a dit : « Une fois trouvé cet objet de désir, est-ce qu’on va toujours désirer ? […] Qui suis-je dans la joie ? » Grandes questions qui pourraient faire l’objet d’un livre à leur tour, que Claire Legendre n’écrira pas. « Quand on écrit qu’on est seul, on n’a rien à perdre, dit-elle sagement. Mais là, j’aurais peur de gâcher une réalité à laquelle je tiens. […] Mon prochain livre sera clairement… un roman ! »

Ce désir me point

Ce désir me point

Leméac

151 pages

Qui est Claire Legendre ?

  • Claire Legendre est une écrivaine d’origine française, professeure de création littéraire à l’Université de Montréal depuis 2011.
  • On lui doit plusieurs titres, dont Making-of, Vérité et amour, Le nénuphar et l’araignée et Bermudes. Ce dernier roman est finaliste en 2021 pour le Prix des libraires du Québec. Elle a aussi dirigé le collectif Nullipares.
  • Elle publie ces jours-ci chez Leméac un essai autobiographique : Ce désir me point.