« On n’est pas fait.es pour vivre seul.es, mais tout le système est fait pour que vivre ensemble soit compliqué », écrit Karine Côté-Andreetti, en introduction de Ports d’attache, son premier essai qu’elle a choisi de consacrer à l’amitié, un sujet qui l’habitait depuis longtemps, comme ce sentiment de solitude qu’elle craignait de nommer et d’explorer.

« Je vivais une insatisfaction à propos de mes amitiés, confie en entrevue celle qui est journaliste et enseignante au collégial. Ce n’était pas nécessairement parce que je n’avais pas d’amis ou de gens qui m’entouraient, mais l’amitié ne se déployait pas dans ma vie de la façon que je voulais. » C’est en commençant à en parler autour d’elle qu’elle a réalisé qu’elle n’était pas seule dans cette solitude. « Il y avait une espèce de solitude partagée, mais c’était très tourné à la blague, comme si on était résigné. C’est comme ça, quand on est adulte, il se passe plein de choses : la vie, la carrière, la famille, puis on a moins de temps pour nos amis. » Elle cite la journaliste Lydia Denworth qui, dans son livre Friendship, qualifie la trentaine de décennie où nos amitiés meurent.

Justement dans la trentaine, Karine Côté-Andreetti constate qu’il y a un frein à parler de son sentiment de solitude « par peur d’avoir l’air loser ». Bien qu’elle aborde le sujet principalement sous la lorgnette féminine qui est la sienne, elle estime que, malgré leurs différences, tant les hommes que les femmes ressentent ce besoin de créer des liens.

Cette solitude, entretenue par l’effritement des liens d’amitié à l’âge adulte, est une « tragédie », une « catastrophe non naturelle » dont il faut traiter avec sérieux, croit-elle.

On n’est pas fait pour ne pas être lié ensemble, pour ne pas entretenir des amitiés profondes et significatives. C’est tellement important sur le plan de la santé physique, mentale, spirituelle, mais aussi sur le plan de la démocratie, du vivre-ensemble, de la société.

Karine Côté-Andreetti

À ses yeux, l’amitié n’est pas qu’intime et romantique, elle est aussi politique. Non seulement plusieurs études scientifiques ont démontré qu’entretenir des relations sociales est associé à une meilleure santé mentale, physique et cognitive et une plus grande longévité, mais être isolé socialement peut aussi conduire à ressentir un sentiment d’inutilité et d’effacement social ainsi qu’une perte de confiance dans les institutions démocratiques.

À ce sujet, Karine Côté-Andreetti cite une étude réalisée en 2016 par le USA Center for the Study of Elections and Democracy qui a demandé à 3000 personnes vers qui elles se tourneraient si elles avaient besoin d’aide. Celles qui ont répondu ne pouvoir compter que sur elles-mêmes étaient en grande majorité partisanes de Donald Trump.

Le privilège de l’amitié

Si l’amitié est politique, c’est aussi qu’elle est associée à un privilège. « On n’a pas nécessairement les outils, les ressources pour les créer, les entretenir, ces amitiés-là. Par ressources, je parle de temps, d’énergie, de privilèges qui nous permettent d’accéder à ces amitiés […] Il y a des gens qui vivent de l’insécurité alimentaire, des personnes neurodivergentes pour qui c’est plus difficile d’entrer en contact avec l’autre. Il y a des handicaps, des troubles de santé mentale et une panoplie d’autres choses qui sont un peu dans le chemin parfois pour créer des amitiés. »

S’il est reconnu que des enfants vivant dans des milieux différents n’auront pas la même égalité des chances dans la vie et que des politiques viennent compenser ces désavantages, pourquoi le droit à des amitiés saines ne pourrait-il pas être du ressort de l’État ? demande l’autrice sur la base d’une entrevue qu’elle a menée avec Andrée-Anne Cormier, aujourd’hui professeure agrégée d’éthique à l’École nationale d’administration publique (ENAP).

Bien sûr, l’État ne peut nous fournir des amis, mais pour la professeure, il peut mettre en place des ressources et des outils pour faciliter l’amitié, en replaçant les relations interpersonnelles autour de la mission éducative, principalement.

Karine Côté-Andreetti donne quant à elle l’exemple des « ordonnances sociales » instaurées par l’ancienne première ministre britannique Theresa May. « Le médecin évalue la personne comme faisant partie d’une famille et d’une communauté. Il va scanner sa solitude et lui prescrire aussi des choses pour la contrer. »

Revoir nos priorités

Nouer des liens d’amitié est si naturel pendant l’enfance et l’adolescence, comment se fait-il qu’une fois adulte, on ait parfois besoin d’une ordonnance pour la nourrir ? « On tient pour acquis qu’à l’âge adulte, le transfert affectif se produit dans le couple », avance Karine Côté-Andreetti. Ainsi, on relaie l’amitié au dernier plan alors qu’il faudrait, selon elle, la remettre au cœur de nos priorités, en renégocier les codes aussi, pour se laisser le droit de vivre, avec des amis, de grands projets, comme ceux que vivent les couples. Oser sortir de chez soi, dire oui aux occasions de connexions sociales, s’inscrire seul à une activité et voir le small talk comme une chasse au trésor susceptible de faire découvrir de potentiels amis.

Des gestes qu’elle ose d’ailleurs davantage aujourd’hui. « J’ai mis le point final à ce livre lorsque j’ai quitté la métropole pour m’installer dans les Cantons-de-l’Est, raconte-t-elle. J’ai vécu une grande solitude transitionnelle. Si je n’avais pas travaillé à ce livre avant, je pense que je me sentirais encore très seule. On dirait que d’avoir écrit, ça m’a donné le courage et la confiance d’aller vers l’autre plus facilement, de m’ouvrir et d’oser directement le café d’amitié. »

Ports d’attache : osons révolutionner nos amitiés !

Ports d’attache : osons révolutionner nos amitiés !

Québec Amérique

304 pages