(Montréal) L’auteur québécois Kevin Lambert a voulu éviter les stéréotypes et ne pas écrire de « bêtises » lorsqu’il a fait appel à ce qu’on appelle un lecteur sensible (sensivity reader) pour réviser le manuscrit de son dernier roman.

Mais depuis que son livre Que notre joie demeure s’est retrouvé en lice pour le prestigieux prix Goncourt, Lambert s’est retrouvé au centre d’une controverse en France, où la pratique consistant à embaucher quelqu’un pour filtrer les contenus offensants est peu familière.

Ronan Sadler, un éditeur de Toronto, explique que la lecture sensible est un processus dans lequel un consultant examine les représentations de personnages aux identités marginalisées, comme les minorités visibles, avant la publication d’un livre.

Les lecteurs sensibles, a indiqué M. Sadler en entrevue, tentent d’identifier les lacunes de caractérisation qui n’auraient peut-être pas été évidentes pour un auteur qui ne partage pas ces identités.

Lambert, qui a consulté une lectrice sensible pour examiner sa représentation d’un personnage d’origine haïtienne, a été ouvert à propos de cette pratique dans une déclaration publiée ce mois-ci sur les réseaux sociaux.

« Même si je fais aussi des recherches sur les stéréotypes liés aux personnages minorisés dans la fiction, je n’ai pas le compas dans l’œil et je peux toujours me tromper », a-t-il expliqué dans une déclaration publiée le 4 septembre sur la page Instagram de son éditeur français, Le Nouvel Attila.

La lectrice « s’est assurée que je ne dise pas trop de bêtises, que je ne tombe pas dans certains pièges de la représentation des personnes noires par auteu.res blanc.hes », a-t-il ajouté.

« La lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure. »

« Prendre des risques sans tutelle »

Cet aveu a suscité une controverse en France lorsque le livre de Lambert s’est retrouvé dans la première sélection pour le prix Goncourt le 5 septembre. L’auteur s’est d’ailleurs retrouvé plus tard dans la longue liste d’un autre prix littéraire français, le prix Médicis.

Le débat est né d’une publication Instagram du lauréat du prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu, qui écrivait de se méfier de l’influence des « professionnels des sensibilités, d’experts des stéréotypes, de spécialistes de ce qui s’accepte » sur le travail des écrivains.

« Qu’on s’en vante, voilà qui au mieux est amusant, à la vérité pitoyable, a-t-il soutenu. Écrivains, écrivaines, nous nous devons de bosser et de prendre notre risque sans tutelle ni police. »

Dans un message subséquent, Mathieu a assuré qu’il n’était « pas hostile » à cette pratique, mais plutôt à « ceux qui plaident pour leur usage, qui ont tendance à considérer quiconque n’y souscrit pas comme un salaud en puissance qui participe délibérément à des iniquités inacceptables. »

Lambert n’a pas répondu à une demande d’entrevue de La Presse Canadienne. La lectrice sensible qui a travaillé sur son roman, l’écrivaine et professeure de littérature française à l’Université Queen’s, Chloé Savoie-Bernard, a refusé de commenter cette histoire.

Aider l’auteur à comprendre

Mais M. Sadler, qui est lecteur sensible à ses heures, conteste la caractérisation du rôle de police de la créativité.

« À la base, la lecture sensible consiste à ne vouloir rien dire d’offensant. Mais je pense que c’est en quelque sorte une sous-estimation du processus, a-t-il indiqué. Il s’agit en réalité d’aider un auteur à comprendre ce qu’il essaie de dire et de l’aider à mieux le dire, comme n’importe quel processus éditorial. »

Sadler rejette l’idée selon laquelle les lecteurs sensibles – dont beaucoup travaillent de façon indépendante, avec des contrats à durée limitée – peuvent prévaloir sur les auteurs. « L’idée selon laquelle les lecteurs sensibles exercent une sorte de contrôle néfaste sur la production créative des gens est tout simplement fausse », a déclaré Sadler sans répondre directement au commentaire de Mathieu.

Travis Croken, coprésident de l’Association des auteurs canadiens, considère les lecteurs sensibles comme une ressource qui peut renforcer l’art des écrivains, et non le miner.

« Si j’écris un livre sur […] la chirurgie à cœur ouvert, du point de vue d’un chirurgien – je ne suis pas chirurgien, je n’ai jamais pratiqué de chirurgie à cœur ouvert – alors je parlerai aux chirurgiens et j’obtiendrai leur avis », a-t-il illustré en entrevue.

« Donc, si je parle de la vie du point de vue d’un jeune trans, ou si je parle de la vie du point de vue d’une autre culture dont je ne fais pas partie et que je ne connais pas, pourquoi ne le ferais-je pas, de parler à un expert de cette culture ? Il ne s’agit pas d’étouffer la créativité, il s’agit de faire preuve de diligence raisonnable », a-t-il poursuivi.

MM. Sadler et Croken affirment avoir constaté une augmentation de la demande de lecteurs sensibles parmi les auteurs et les éditeurs au Canada au cours des dernières années, dans le contexte de ce que Sadler a appelé « une plus grande poussée pour comprendre la manière dont les représentations culturelles des personnes marginalisées affectent les personnes marginalisées ».

Pas si répandu en France

Mais la lecture sensible n’est pas encore devenue une procédure consacrée dans les maisons d’édition françaises, selon Julien Bisson, journaliste littéraire et rédacteur en chef du magazine parisien Le 1.

Bien que la lecture sensible a alimenté le débat en France, le concept fondamental n’est pas si étranger, a déclaré Bisson, puisque les éditeurs travaillent déjà pour « s’assurer que les écrivains n’écrivent pas n’importe quoi » et que les auteurs demandent régulièrement l’avis d’experts dans les sujets avec lesquels ils ne sont pas familiers.

Bisson ne pense pas que le débat autour du roman de Lambert affectera ses chances de devenir finaliste du Goncourt ou de remporter le prix tant convoité le 7 novembre.

Mais il pense qu’une victoire de Lambert pourrait faire avancer le débat sur la lecture sensible en France.

« C’est sûr, dit-il, si jamais Kevin Lambert remportait le Goncourt, cela pourrait susciter une réflexion plus approfondie sur cette question. »