Dans cette rentrée, je n’ai pas le choix d’achaler souvent Kevin Lambert, même quand il est en France et en décalage horaire, et je dois dire que j’aime ça, parce que c’est au moins pour de bonnes nouvelles. Son roman Que notre joie demeure s’est retrouvé jeudi sur la première sélection du prix Médicis, qui concluait l’ouverture du marathon annuel des principaux grands prix littéraires français. J’attendais cette liste depuis une semaine, j’ai vérifié les alertes dès 5 h du matin. Avec Kevin Lambert, Éric Chacour et Louis-Daniel Godin sur la ligne de départ de beaucoup de prix, cela suscite l’intérêt de ce côté-ci de l’Atlantique.

Pourquoi des auteurs d’ici sont-ils en train de percer en France depuis quelques années ? Je pense évidemment à Dany Laferrière l’immortel, mais aussi à Dominique Fortier ou Michel Jean.

« On me dit ici que la vision des Français de la littérature québécoise est un peu folklorique. Ce serait des histoires d’un pays d’antan », m’explique Kevin Lambert, que j’ai attrapé alors qu’il se rendait à Marseille pour sa tournée de promotion. « Ça en dit plus sur eux que sur nous, car on sait que ça ne ressemble pas à ça. Le discours social change ici, sur ce qu’est la littérature québécoise. Les textes québécois sont très modernes, il y a du style, on travaille la langue, on m’en parle souvent. »

En tout cas, je suis d’accord avec Kevin : ils n’ont jamais lu Stephen King comme du monde, à se faire gaver de traductions parisiennes de romans américains, une littérature qu’ils adorent, à deux pas du Québec.

En fait, j’ai dérangé Kevin pour faire le tour un peu étourdissant de toutes les listes sur lesquelles son troisième roman figure cet automne : Médicis, Décembre, Pantagruel, Blù-Jean-Marc Roberts, Goncourt, Goncourt des lycéens et… Goncourt des détenus.

Honnêtement, je ne savais pas qu’il existait un Goncourt des détenus – ce serait une bonne idée à importer de la France pour le Prix des libraires. Probablement la nomination qui rejoint le plus la conscience sociale de Kevin Lambert. « Ce prix considère les détenus comme des membres de la société, ce que la prison essaie de défaire. Ça leur dit qu’on veut entendre leurs voix », note-t-il.

Entrevues, lectures publiques, rencontres dans les librairies, Kevin Lambert fait depuis deux semaines ce que l’écrivaine Marie-Claire Blais, qu’il honore dans Que notre joie demeure, acceptait de faire malgré son immense timidité : accompagner son livre. Le défendre. L’ayant torturée plusieurs fois avec des interviews, je sais combien Marie-Claire Blais ne se défilait pas, comme Kevin Lambert.

Pendant quelques jours, il a craint que la polémique sur la lecture sensible des manuscrits, qui semble heurter beaucoup de sensibilités, ne l’empêche de parler de la seule chose qui l’intéresse vraiment : la littérature. Les gens qui lisent et qu’il rencontre un peu partout en France sont là pour le ramener à l’essentiel. Malgré tout, il trouvait important d’expliquer sa démarche et son expérience, pour dissiper les malentendus qui entourent cette pratique.

À ma grande surprise, l’écrivaine Christine Angot, membre de l’Académie Goncourt, qui n’est pas réputée pour ménager qui que ce soit, a défendu la démarche de l’écrivain.

Écoutez le commentaire de Christine Angot

Tout de même, comment vit-il ce tourbillon ? « J’essaie de vivre dans la joie. Ce n’est pas naturel pour moi, car on dirait que je vis mal les choses positives », répond-il. Ce qui ne me surprend pas.

Je suis persuadée que beaucoup de gens qui l’ont lu pensent que Kevin Lambert, par son style, ses thématiques, son côté engagé et le fait qu’il est ouvertement gai, est un urbain tout ce qu’il y a de plus cliché. Rien n’est moins vrai. Ce natif de Chicoutimi n’aime pas la ville, il préfère être dans la nature. Je le lis depuis son premier roman, Tu aimeras ce que tu as tué, qui m’avait un peu sciée en deux, mais avant de le harceler à chaque nomination pour un prix prestigieux, nous avions l’habitude, de temps en temps, d’échanger nos photos de cueillettes de chanterelles dans le bois. « Esti que je m’ennuie, je n’aime pas beaucoup les villes françaises, Montréal m’angoisse, je me sens loin », confie-t-il, quelque part en France. « L’automne est ma saison préférée, si tu n’es pas en forêt, tu manques le plus beau des couleurs, ça ne dure que quelques jours. »

C’est vrai, j’ai mal chaque fois que je rate les paysages flamboyants des Laurentides au début du mois d’octobre.

Kevin Lambert sera de retour à Montréal dans les prochains jours, pour assister notamment à la lecture-spectacle de Que notre joie demeure, conçue avec Angela Konrad, et présentée au Festival international de la littérature.

Mais si Kevin Lambert se rend jusqu’aux dernières listes, s’il est finaliste au Goncourt, je ne peux concevoir qu’il ne soit pas présent à Paris quand on annoncera le lauréat. Je suis prête à sauter dans mon premier avion depuis la pandémie pour être là. Je lui pose la question intrusive de tout journalise : si tu gagnes, comment penses-tu réagir ? « Eh boy, répond-il. Je pense que je ne réagirais pas tout de suite et que deux semaines après, tout va me revenir. »

Dans le bois, j’en suis certaine.