Dans Autoportrait d’une autre, un livre à la forme délicieusement libre et qui ne répond qu’à ses propres exigences, Élise Turcotte s’intéresse à la vie et à l’héritage de sa tante Denise Brosseau. À l’origine de cette enquête intime : une obsession pour cette femme énigmatique dont la vie et la mémoire l’intriguent profondément.

« J’ai pas mal toujours été fascinée par elle. C’est comme si c’était une autre moi, une femme en qui je me reconnaissais, mais sans vraiment la connaître », nous dit celle qui œuvre dans le milieu littéraire depuis une quarantaine d’années.

Et pour cause : Denise Brosseau, née en 1936 à Sorel, a suivi une trajectoire étonnante. Elle a vécu à Paris et à Mexico, s’est intéressée au théâtre, au mime et à la philosophie, s’est mariée avec le cinéaste Alejandro Jodorowsky (La montagne sacrée, El Topo) et a entretenu une captivante correspondance amoureuse avec Gaston Miron, entre autres choses. Au bout d’une longue bataille contre la dépendance et la « folie », elle s’est tragiquement donné la mort à Montréal en 1986.

« Au départ, je ne voulais pas parler de moi dans ce livre-là. Mais c’est vraiment raté ! », dit en rigolant Élise Turcotte. C’est une phrase éloquente de la femme de lettres française Nathalie Léger qui l’a menée à accepter qu’elle plongeait aussi en elle-même en s’intéressant à sa tante : « J’avais le sentiment de maîtriser un énorme chantier dont j’extrairais une miniature de la modernité réduite à sa plus simple complexité : une femme raconte sa propre histoire à travers celle d’une autre », écrit-elle dans Supplément à la vie de Barbara Loden.

Faire dialoguer les écrits

Cette phrase de Léger citée dans Autoportrait d’une autre n’est qu’une couche de l’imposante courtepointe de références que l’écrivaine a brodée autour de son livre. La bibliographie est chargée, mais le résultat est remarquablement fluide. Au fil des images et des notes de bas de page, le lecteur est témoin, au même rythme que la narratrice, de la transformation de l’enquête et de la multiplication de ses sens.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Élise Turcotte

Quand j’ai compris que je devais documenter mon processus et que ça faisait partie du livre, tout a débloqué. C’est une enquête sur elle, mais aussi sur la littérature !

Élise Turcotte

Cette forme littéraire hybride, Élise Turcotte en est une grande amatrice. Tant comme lectrice que comme autrice. Faire intervenir la pensée et la réflexion ne peut qu’enrichir une œuvre, selon elle. « Je pense que c’est une forme de générosité que j’ai. J’ai envie de faire découvrir mon atelier intérieur, mon imaginaire », précise-t-elle.

Tout projet d’écriture est une enquête, croit l’autrice, qui insiste sur l’importance de laisser parler les coïncidences. Et si on ne laisse pas les tentacules de ce projet se poser où elles le veulent, à quoi bon ?

Roman féministe

C’est aussi un projet résolument féministe que celui de retracer la vie d’une « oubliée » de l’histoire. « Je trouve que tout le monde a le droit à une deuxième vie, explique Élise Turcotte. J’écris toujours contre l’oubli. Et de plus en plus, contre l’oubli de la parole des femmes. »

« Ça me choquait que [Denise] ne soit jamais nommée nulle part. Que tous les artistes qui l’avaient côtoyée parlaient si peu d’elle ! Ce n’est pas normal, il me semble qu’elle était importante dans la vie de ces gens-là », ajoute-t-elle.

En s’intéressant à la vie de Denise, l’écrivaine a eu envie de la faire exister à travers des regards féminins. En plus des autrices dont les écrits sont citées dans le livre, des personnages féminins interviennent donc tout au long du récit. Leonora Carrington, Remedios Varo et Kati Horna, trois artistes qui organisaient jadis des réunions secrètes pour discuter de magie, de sorcellerie et d’art, intéressent particulièrement la narratrice. Est-ce que cette sororité aurait pu sauver Denise ?

« J’avais envie de l’entourer. De créer autour d’elle une constellation et de rendre ça vivant et mouvementé. Une partie de moi se disait : et si elle avait été dans ces cercles-là, qu’est-ce qui aurait été différent ? », détaille-t-elle. Il est certain qu’Autoportrait d’une autre, même s’il fait plonger dans le passé, est un roman bien vivant. Une gymnastique émotionnelle et intellectuelle ancrée dans le plus pur des moments présents.

Autoportrait d’une autre

Autoportrait d’une autre

Alto

280 pages