La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

Il y a trois ans, la mère de Martine Béland se mourait. Au même moment, un rorqual à bosse (qui se nomme mégaptère, pour ceux qui s’y connaissent comme l’autrice) remontait le Saint-Laurent vers Montréal, faisant le beau juste à côté de La Ronde. Au même moment, le monde entier commençait à s’installer pour un bon bout dans le temps long de la pandémie.

Pour quelqu’un qui vivrait sa vie au jour le jour, isolé dans son petit bunker de bonheur aux rideaux tirés sur le sort existentiel de son être, rien à signaler là. Simplement quelques évènements qui se croisent, comme il s’en croise dans chaque vie, à tout moment. Mais pour ceux qui écrivent, il y a là une occasion. Martine Béland a pris la balle au bond.

C’est son premier essai. Elle est spécialiste de philosophie, vice-rectrice de l’Université Sainte-Anne en Nouvelle-Écosse qui a publié amplement d’articles savants sur Nietzsche. Mais ces dernières années, elle veut écrire autre chose que des papiers universitaires. Elle m’a dit avoir fait le tour de ça, surtout que l’objet de sa spécialisation était justement un penseur profondément littéraire, libre, qui aimait mettre en scène des images d’animaux fabuleuses pour traduire ses idées. Chaque fois que j’enseigne moi-même Nietzsche, j’évoque aux étudiants le fait que le principal intéressé, iconoclaste jusqu’au bout des griffes, serait sans doute contre le fait d’être devenu un classique de la philosophie enseigné à l’école.

Et comme l’autrice au ton fougueux me l’a affirmé au bout du fil, son livre est justement un livre d’images. Quelque part entre le monologue de théâtre et la confession thérapeutique. J’ai vu nettement dans mon esprit, en lisant, l’affreux boulevard Taschereau où sa mère recevait des soins, ainsi que la maison de jeunesse maternelle où celle-ci écrivait jadis, pour ensuite subitement et mystérieusement s’arrêter après un déménagement. J’ai revu surtout défiler, comme une rêverie en moi, les photos de la queue de la bête marine avec la Grande Roue en arrière-plan. Dans le tumulte de mai 2020, la baleine émouvait philosophiquement quiconque la contemplait par sa lente majesté, grosse de sagesse.

Je n’ai pas trouvé la dureté de Nietzsche dans ce livre. J’ai trouvé de la douceur, malgré les critiques de la vie de sa mère. « Je suis heureuse d’entendre ça », m’a dit Béland, alors que justement des membres de la famille lui écrivent depuis la parution de son court essai pour lui témoigner leur attendrissement à la suite de leur lecture. Il y a cette image, en fin d’ouvrage, qui me restera longtemps, à savoir que l’autrice se voit comme à l’abri du ventre de sa mère-baleine, mais dans sa carcasse au fond des eaux.

Chacun a le choix de voir son héritage familial sur la base d’un affrontement/fuite ou sur la base d’un jardin à cultiver. Béland choisit clairement la deuxième voie.

Elle évoque ce qui n’était pas dit dans la famille de sa mère, elle l’effleure pudiquement et respectueusement, au sujet d’une violence passée dont elle ne connaît pas les détails, mais c’est assez pour que nous comprenions. Nous sentons la vague douce propulsée par ses mots, devenus analogie des eaux poussées par le mégaptère. Béland devient elle-même la bête au lieu de la chasser, elle évite l’erreur de Moby Dick et les combats perdus, elle évite l’échec de Nietzsche, dirais-je, qui, à force courir après la liberté guerrière, a fini par se brûler. Béland baisse les armes, c’est une lecture reposante.

Les coïncidences reviennent souvent dans le livre, tout comme elles sont revenues souvent dans notre conversation, jusqu’à ce que j’ose le mot vaguement ésotérique du psychanalyste Carl Gustav Jung : la synchronicité, c’est-à-dire la notion un peu floue de coïncidence significative. « C’est le bon mot », a-t-elle lâché. « C’est vraiment ça », c’est-à-dire cette rencontre d’évènements qui dépassent le hasard, dont chacun a déjà eu l’intuition, mais dont rien n’arrivera à démontrer les liens de manière définitive, à part dans notre esprit. Et j’en viens à me dire : n’est-ce pas là un des traits de l’aventure essayistique elle-même, de tanguer sans s’excuser du côté de l’intuitif subjectif, en faisant le deuil du démonstratif dont les prémisses et les conclusions semblent si souvent tracées d’avance de toute façon ?

Jung encore, j’y pensais tout le long de ma lecture. Lui qui théorise l’archétype du héros en se basant sur le mythe de Jonas et la baleine, mieux connu sous le nom de Pinocchio pour les non-bibliques, par où on devient le héros de sa vie en vainquant le monstre marin. Martine Béland n’est l’héroïne de rien, et ça m’a fait un baume de voir habilement déconstruit ce mythe tenace de la vie parfaitement sensée, pour plutôt attraper des parcelles de sens quand elles passent dans le fleuve, sans plus.

Cet essai fait partie d’une nouvelle collection chez Leméac, dirigée par Mathieu Bélisle et baptisée du même nom que la revue qu’il dirige, L’inconvénient. Ça se lit dans le temps d’un apéro en solo, ou dans un café sous un soleil printanier, en pensant à sa mère. Et si on en a la chance, en respirant la mer.

Mégaptère

Mégaptère

Leméac

84 pages