Comment entretenir l’« envie d’avoir envie », comme le chantait Johnny ? Le sociologue et philosophe Frédéric Lenoir n’est pas parti dénicher les réponses dans un refrain de rockeur, mais dans les écrits de grands penseurs, de Platon à Bergson. À l’occasion de son passage au Québec, il décortique avec nous son dernier essai, Cultiver le désir et vivre aux éclats !, pour exposer les mécanismes des appétits de l’âme.

D’où émane ce souhait de l’auteur de disserter sur le désir ? « Quand on parle du désir, les gens pensent spontanément à la sexualité, mais si on y réfléchit un peu, on s’aperçoit que le désir est le moteur de nos existences », rappelle-t-il en entrevue, précisant que le contexte s’y prête, émaillé de pandémie, de guerre en Ukraine et d’inflation, minant nos élans vitaux.

Un moteur à pistons multiples, puisque le désir arbore de nombreux visages, au gré des approches des penseurs d’antan et à la lumière des mœurs actuelles. On trouve par exemple, servi au cours du Banquet de Platon, le « désir-manque », qui nous pousse constamment à vouloir ce que l’on ne possède pas. Depuis, les neurosciences ont éclairé ce circuit de la récompense, carburant à la dopamine et entretenu par notre cerveau primaire, le striatum.

Il n’y a pas de limite, on en veut toujours davantage et on voit bien ce que cela donne dans le cadre d’une société de consommation : nous sommes de perpétuels insatisfaits.

Frédéric Lenoir

« Or il faut opérer un travail de lucidité et de modération, en se satisfaisant de ce que l’on a déjà, comme le prônent Aristote et Épicure », ajoute Lenoir.

La première partie du Cultiver le désir se penche ainsi sur divers dérivés du concept qui, en fin de compte, nous nuisent : le désir mimétique (mon voisin l’a, donc je le veux), la jalousie, les appétits impulsifs alimentés par le consumérisme et les réseaux sociaux, etc.

Dans un second temps, il analyse comment, au fil de l’histoire, plusieurs modèles ont tenté de juguler les désirs, parfois perçus comme des sentiers vers le vice ou la souffrance (par exemple le stoïcisme, le bouddhisme ou les impératifs religieux).

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Frédéric Lenoir souhaite nous initier à la culture des désirs en adéquation avec soi-même et les autres.

Lenoir débouche finalement sur un trio proposant une approche plus saine du désir, se référant à Spinoza, Nietzsche et Bergson. « Pour eux, le désir n’est pas que le manque, c’est une puissance vitale qui nous traverse et nous met dans la joie. Il ne faut surtout pas le diminuer, mais le cultiver en apprenant, par la raison, à l’orienter vers des personnes ou des idées qui sont justes, personnelles et adéquates pour nous-mêmes et pour les autres. »

On parle beaucoup des désirs de l’avoir, alors qu’il faudrait plutôt cultiver les désirs de l’être, par exemple par la connaissance, l’apprentissage, la création artistique…

Frédéric Lenoir

Le philosophe souligne par ailleurs avoir été frappé, au cours de ses recherches, par la force des désirs collectifs, normés par les différents contextes culturels, se manifestant dans le glissement d’un modèle de surconsommation vers des modèles de sobriété, davantage orientés vers le partage et l’écologie. « Dans 20 ans, vouloir une Rolex sera ringard, alors que beaucoup de jeunes aujourd’hui, même très diplômés, ne veulent plus gagner plein d’argent, mais avoir une qualité de vie », constate-t-il.

Des clés du désir

Dès lors, comment entretenir le feu des désirs bénéfiques et authentiques ? L’auteur propose un éventail de pistes à suivre pour recalibrer nos boussoles. En tête, il place l’importance de la créativité, débordant du simple carcan artistique, ainsi que la définit Henri Bergson, philosophe majeur du début du siècle dernier. « Pour lui, l’évolution de la vie est créative, partant dans des directions imprévisibles. Quand l’être humain participe pleinement à cet élan vital, c’est là qu’il s’épanouit le plus », résume-t-il.

Lenoir suggère ainsi d’insuffler la créativité dans divers aspects de sa vie, professionnelle ou personnelle.

« Ça s’exprime de mille manières : un chef d’entreprise, un artisan peuvent être très créatifs, tout comme on peut l’être quand on cuisine chez soi », illustre-t-il.

Il nous oriente également vers la reconnexion avec la nature, capable de recharger nos batteries « désirantes », mais aussi celle avec autrui, en soignant la qualité de nos liens sociaux, qu’ils soient amicaux ou familiaux. Autres clés : l’acceptation de la mort, inéluctable, tout en pratiquant la pleine conscience de notre corps et notre esprit, en savourant chaque geste, chaque sensation, chaque petite satisfaction du quotidien. « Qu’il s’agisse de savourer son thé ou de ressentir l’eau sur notre corps quand on prend sa douche, l’attention que l’on met dans tous les menus plaisirs du quotidien nous satisfait pleinement quand on en est conscients. Beaucoup de gens sont déprimés, car ils sont tout le temps dans leur tête et se coupent des sensations corporelles », souligne-t-il.

Un sexe nommé désir

Bien entendu, bien qu’il ne s’y résume pas, le désir se conjugue aussi avec la sexualité. Après avoir égratigné le modèle freudien, Lenoir embraye sur l’épuisement de la libido, mise à mal par les standards de la pornographie, son culte de la performance et son caractère bestial. Pour le philosophe, la clé résiderait dans la recherche de l’équilibre entre les trois conceptions de l’amour dans la Grèce antique : eros (le désir), philia (la complicité) et agapè (le don inconditionnel), toutes développées dans son ouvrage.

Mais en attendant que les ressorts de l’envie se retendent chez ses lecteurs, l’auteur est-il lui-même saisi de quelque aspiration ? « J’ai le désir d’une écriture différente, audiovisuelle. Je coécris une série sur la philo et les jeunes, avec un côté comédie, pour laquelle je recherche un producteur. Et j’ai aussi un projet de long métrage », annonce-t-il, prêchant ainsi par l’exemple.

Cultiver le désir et vivre aux éclats !

Cultiver le désir et vivre aux éclats !

Flammarion Québec

216 pages