En février 2016, la parution d’une biographie de Claude Jutra par Yves Lever a mené à un déboulonnage total du mythe qui s’était construit autour de ce cinéaste de génie. On y confirmait ce que plusieurs soupçonnaient déjà : le cinéaste avait un penchant pour les garçons.

Huit ans plus tard, le réalisateur Jean-Claude Coulbois entreprend de revisiter la séquence des évènements et des décisions qui se sont succédé en quelques jours grâce à des témoignages et des documents d’archives. Ce documentaire, intitulé Onze jours en février et qui sortira en salle le 29 mars, reprend les grands thèmes de l’exécution populaire, de la réaction hâtive et de la stratégie politique qui ont marqué ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Jutra ».

Pris isolément, les témoignages qu’on peut y entendre se défendent. Mais n’empêche, on émerge des 80 minutes de ce film avec le sentiment d’assister à une vaste opération de réhabilitation de ce cinéaste considéré comme l’un des bâtisseurs de notre cinéma. On en ressort en se disant qu’au bout du compte, Jutra est la grande victime dans cette histoire. Malaise…

Claude Jutra et les garçons, tel est le titre du court chapitre du livre d’Yves Lever qui a suscité cette tempête. Qu’entend-on par « garçon » ? ai-je demandé à l’auteur avant la parution d’une chronique publiée dans La Presse le samedi 13 février 2016. C’est là qu’Yves Lever a fait défiler des chiffres qui n’apparaissent pas dans son livre. « Quinze ans, quatorze ans, parfois moins », m’a-t-il dit.

Avant d’aller plus loin, réglons une chose. Dans le synopsis du film, on dit que cette affaire est partie d’une « fuite dans la presse ». Ce n’est pas juste. C’est une attachée de presse qui, le mercredi précédent, a attiré mon attention sur ce livre qui traînait sur le bureau d’un collègue. On souhaitait nettement une couverture de presse.

C’est donc au cours du week-end des 13 et 14 février que cette affaire a pris la forme d’un tourbillon. Et quel tourbillon !

Dans Onze jours en février, on entend le producteur Rock Demers, Thomas Vamos (ancien directeur photo de Jutra), Lucette Lupien (ange gardien de Jutra), le cinéaste Denys Arcand, le criminaliste Jean-Claude Hébert, ainsi que l’auteur et comédien Dany Boudreault.

IMAGE TIRÉE DU FILM ONZE JOURS EN FÉVRIER

Denys Arcand dans Onze jours en février

Yves Lever devait participer au documentaire, mais il s’est éteint quelques jours avant le tournage. Il aurait sans doute défendu la réalité du biographe à laquelle je souscris. Quand un auteur part à la rencontre d’un personnage historique ou d’une personnalité, il ne sait pas sur quoi il va tomber. Et s’il se retrouve en face de zones sombres, il n’a pas le choix de les aborder. En ce sens, Yves Lever a fait preuve d’une honnêteté courageuse.

Le film de Jean-Claude Coulbois nous dit sans surprise que c’est une fusion de l’emballement des médias, de l’empressement des politiciens et de l’agitation de la foule qui a mené au lynchage de Claude Jutra. Ce n’est pas faux. Mais on tourne les coins rond.

Au sujet des médias, on oublie de dire que ceux-ci ont littéralement complété le travail d’Yves Lever. Et avec sa bénédiction. Lors de ma première entrevue avec lui, il m’a dit que si nous voulions retracer l’une des présumées victimes, la clé se trouvait dans une page en particulier.

C’est ainsi que dès le dimanche 14 février, mon collègue Hugo Pilon-Larose (qui apparaît dans le film) s’est attelé à la tâche. Et c’est ainsi qu’il est entré en contact avec « Jean », dont le témoignage a bouleversé le Québec.

Yves Lever aurait souhaité aller plus loin au sujet de la pédophilie de Jutra. Il n’a pas pu. Il m’a confié (information confirmée il y a quelques jours par sa conjointe) qu’une présumée victime (par personne interposée) a demandé qu’une lettre rédigée de sa main soit publiée à la fin du livre. La maison d’édition a refusé.

Les médias n’ont pas agi en vautours dans cette affaire comme le film le laisse entendre. Ils ont permis aux victimes de s’exprimer.

Le témoignage de « Jean » et celui de Bernard Dansereau, également recueilli par mon collègue, ont amené le pouvoir politique et d’autres autorités à faire des gestes rapidement, d’abord en retirant le nom de Jutra des trophées et du gala qui portaient son nom, puis en dénudant des places publiques et des rues de ce patronyme devenu toxique.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

La statue de Claude Jutra nettoyée de ses graffitis, en février 2016

La direction de Québec Cinéma, le maire de Montréal, Denis Coderre, et la ministre de la Culture, Hélène David (qui a préféré ne pas participer au film), sont blâmés pour leur promptitude. C’est facile de poser un tel regard huit ans plus tard.

Nous sommes allés trop vite, tel est le mantra de ce film. Quand on revoit la séquence des évènements, on saisit bien les effets de la spirale qui s’est jouée. Mais après avoir vécu le mouvement #metoo, cette spirale nous apparaît quasi normale.

Depuis que j’ai vu ce documentaire, je me suis posé souvent la question : et si nous avions pris un pas de recul, si nous avions attendu six mois ou un an avant de prendre des décisions, est-ce que le résultat aurait été différent ? Je crois sincèrement que non.

Ce qu’on reproche au fond à cette affaire, c’est que Jutra ait été jugé sans tribunal alors qu’il n’est plus de ce monde. Un artiste comme André Brassard qui a été reconnu coupable de grossière indécence (en 1975) et qui a purgé une peine de son vivant ne connaît pas le même châtiment que le cinéaste.

Justement, au sujet du châtiment : la plupart des intervenants du film répètent que cette affaire a effacé Jutra. Précision : on a effacé des rappels tangibles de l’homme, mais son œuvre n’a jamais été mise à l’index.

On peut voir les films de Claude Jutra en claquant des doigts. Allez sur les sites de l’ONF et d’Éléphant, ils sont tous là.

Ce documentaire m’a laissé un goût amer. D’abord parce qu’il ne va pas jusqu’au bout du débat qu’il devrait susciter. Il aurait été intéressant de donner la parole à ceux qui ont connu cet aspect de la vie de Jutra qualifié de « fardeau » par le cinéaste lui-même et de les confronter à ceux qui continuent de le défendre aujourd’hui.

Mais plus encore, ce documentaire offre peu d’empathie aux victimes. À part Dany Boudreault, admirateur déchiré de Jutra, aucun intervenant ne semble se soucier du sort de ces « garçons » devenus aujourd’hui des hommes éclopés. J’ai relu le témoignage de « Jean » qui affirme avoir été victime d’agressions de la part de Jutra dès l’âge de 6 ans. Délinquance, alcool, drogue et thérapie ont suivi son « enfance volée ».

Ce film était-il nécessaire ? Je ne le crois pas. Parfois, il faut laisser le temps au temps. Tout comme il faut parfois le devancer.

Onze jours en février, en salle le 29 mars