Je ne peux écouter la voix de Nicole Perrier dans Un retard de Claude Léveillée sans que la nostalgie me barre le ventre. Cette musique, qui marquait le début de l’émission Le monde de Marcel Dubé, ramène à ma mémoire les histoires de celui qui a régné sur notre dramaturgie pendant plus de 20 ans.

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Florence, Virginie, Médée, Manuel, Bilan, Le temps des lilas, Les beaux dimanches, La cellule… Autant de pièces et de télé-théâtres qui témoignent de l’inestimable apport de celui qui a enfin droit à une biographie digne de ce nom sous la plume de Serge Bergeron.

Dans cet ouvrage de référence, l’auteur brosse un portrait juste, fouillé et rigoureux de Dubé tout en nous faisant ainsi prendre conscience du rôle capital qu’il a joué pour faire basculer notre culture dans l’ère moderne.

Né en 1930, Marcel Dubé a grandi dans un modeste logement de la rue Logan, à Montréal, ce qui ne l’a pas empêché d’étudier au mythique collège Sainte-Marie, rue De Bleury, où sont passés avant lui Émile Nelligan, Hector de Saint-Denys Garneau, Charles Gill et tant d’autres.

Le jeune étudiant affiche un talent certain pour l’écriture. Ce seront les premiers essais, les premiers chocs. Le 22 mai 1948, la pièce Tit-Coq, de Gratien Gélinas, est présentée au Gesù où le jeune Marcel travaille comme ouvreur. Il voit l’œuvre plusieurs fois.

Sa voie est tracée : il sera un homme de théâtre !

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Guy Godin, Robert Rivard et Monique Miller dans une scène de Zone, de Marcel Dubé, le 21 février 1953

Alors que la télévision de Radio-Canada connaît ses balbutiements, en 1952, Marcel Dubé imagine la pièce qui va le catapulter en orbite. Ce sera Zone, une œuvre qui met en scène de jeunes voyous qui se livrent à la contrebande de cigarettes. L’auteur écrit la pièce en trois jours, rédigeant les répliques au stylo à bille, une pratique à laquelle il est resté fidèle toute sa vie.

Zone est créée le 23 janvier 1953 et met en scène Robert Rivard, Raymond Lévesque, Guy Godin, Monique Miller, Hubert Loiselle, Jean-Louis Paris, Yves Létourneau et Jean Duceppe. Plusieurs de ces comédiens sont demeurés fidèles à Marcel Dubé. Avec Andrée Lachapelle, Marjolaine Hébert, Louise Marleau et d’autres, ils constitueront « sa » famille.

À partir de là, Marcel Dubé s’impose comme l’auteur de théâtre et de télévision le plus en vue au Québec. Les demandes ne cessent d’affluer. Il y répond chaque fois avec enthousiasme, même s’il a tendance à remettre ses textes tardivement et à faire des changements jusqu’à la dernière minute.

Marcel Dubé gagne beaucoup d’argent, mais il en dépense aussi beaucoup. Cigale et généreux fêtard, il a vécu toute sa vie au-dessus de ses moyens.

Marcel Dubé connaît la consécration avec Un simple soldat, œuvre qui est créée à la télévision de Radio-Canada en décembre 1957. Cette pièce gravite autour de Joseph Latour, interprété par Gilles Pelletier, qui rentre chez lui après trois ans d’entraînement dans l’armée. Blessé par le remariage de son père avec une femme qu’il n’aime pas, Joseph déchire son âme dans une scène monumentale qui est jouée devant la porte close de la chambre à coucher où dorment son père et la grosse Bertha.

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Gilles Pelletier et Paul Guèvremont dans une scène de la pièce de Marcel Dubé Un simple soldat, en 1958

La version télévisée d’Un simple soldat fait l’objet d’un chapitre dans Douze coups de théâtre, de Michel Tremblay. Ce sera pour Marcel Dubé l’un des plus beaux hommages de sa carrière.

Puis, il y aura une enfilade de téléromans comme La côte de sable, avec Louise Marleau et Clémence DesRochers, et de nombreuses pièces. Fervent séparatiste, Marcel Dubé développe des idées politiques dans Bilan et Les beaux dimanches, ce qui ne manquera pas de lui causer certains ennuis.

Pour la pièce Au retour des oies blanches, qu’il écrit en 1966 pour Louise Marleau (dont il est éperdument amoureux), il se donne comme objectif de composer une tragédie comme au temps du théâtre grec. Il ne rate pas son coup !

La saison 1968-1969, au cours de laquelle le public montréalais peut voir trois pièces de Dubé, est celle où naissent Les Belles-Sœurs, de Michel Tremblay. Les critiques se plaisent à opposer Dubé à Tremblay, le premier usant d’un langage châtié, le second exploitant le joual à fond. Cette opposition inventée agace Dubé qui, après une version « joualisante » d’Un simple soldat, adopte un français normatif pour ses pièces subséquentes.

Si le théâtre de Tremblay braque la loupe sur la classe moyenne inférieure, celui de Dubé fait la même chose avec une bourgeoisie gavée de tranquillisants et noyée dans le scotch. Dans les deux cas, les plumes sont des scalpels.

Au milieu des années 1970, certains observateurs, dont Jean-Claude Germain, font sentir à Marcel Dubé qu’il a terminé « l’inventaire de son monde dramatique » et que son temps est révolu. L’auteur, qui est dans la quarantaine, en souffre énormément.

Marcel Dubé multiplie les séjours à l’hôpital et les interventions chirurgicales pour régler des problèmes reliés à une maladie intestinale qu’il traînera toute sa vie. Sa forte dépendance à l’alcool n’arrange rien. Dans les années 1980, il vit un cruel passage à vide.

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Marcel Dubé en 1990

Mais après un long purgatoire, des metteurs en scène ont l’idée de remonter ses pièces dans les années 1990. René Richard Cyr s’empare d’Un simple soldat, tandis que Lorraine Pintal et André Brassard font de même avec Les beaux dimanches et Le temps des lilas.

Pour vivre, Marcel Dubé accepte de petits contrats de correction d’une maison d’édition. Celui qui a fait rêver les spectateurs et téléspectateurs québécois pendant de nombreuses années par ses pièces en est réduit à réécrire les textes des autres.

Au début de l’année 2016, l’homme se replie sur lui-même. Il refuse même de répondre aux appels de ses amis. Le 7 avril, Marcel Dubé meurt à l’âge de 86 ans. Deux semaines plus tard, quelques personnalités lui rendent hommage.

Ses trois muses sont présentes : Andrée Lachapelle, Monique Miller et Louise Marleau. Cette dernière lit un extrait de son recueil Poèmes de sable. « Tu n’étais qu’un présage qui allait se poursuivre à travers des milliards d’images et d’insondables rêves. »

Le piano de Claude Léveillée se fait entendre. Le cœur broyé, les personnes présentes songent aux mots de Ciboulette à son beau Tarzan dans la scène finale de Zone.

« Dors, mon beau chef, coureur de rues, sauteur de toits, dors, je veille sur toi. »

Marcel Dubé – Écrire pour être parlé

Marcel Dubé – Écrire pour être parlé

Leméac

424 pages