L’infinie quantité de détails à contrôler dans une performance musicale peut engendrer un stress qui va limiter… la capacité de contrôle !

Une violoniste doit filer des sons très doux, au début d’un long et difficile concerto, devant une salle pleine…

Vous imaginez le résultat si sa main tremble de nervosité sur l’archet léger ?

Un peu le même que celui d’une main tremblante pour un tir à l’arc de haute précision : un désastre !

Benjamin Mathiot, doctorant en anthropologie, est assistant pour un projet de recherche dont les professeurs Johanne Collin et Nicolas Le Dévédec sont les chercheurs responsables. Pour ce projet, Benjamin Mathiot a mené des entrevues sur le stress vécu par les musiciens et sur les moyens utilisés pour le contrôler. Au tout récent congrès de l’Acfas, il présentait une communication intitulée Gérer le stress de performance par l’usage de smart drugs : compétition et quête de perfection chez les musiciens professionnels.

Une belle occasion de parler de dopage en musique, et de faire un coming out, moi, Catherine P., musicienne droguée.

Oui, je l’avoue, pour contrôler le tremblement dû au stress (dévastateur au clavecin, dont la touche hypersensible réagit au moindre effleurement), j’ai pris à l’occasion des bêtabloquants, une molécule magique nommée propranolol, conçue pour contrôler certaines arythmies cardiaques ainsi que la haute pression. Magique parce qu’elle contrôle les flots d’hormones de stress qui mettent le musicien dans le trouble. Le cœur se calme, la main ne tremble pas, les muscles se détendent, mais la tête reste claire.

C’est étrangement un professeur qui m’a initiée à cette triche, à l’approche d’un récital déterminant, m’avouant du coup que la chose lui était familière.

Une fois l’examen passé, j’ai bravement écarté cette solution de ma vie pendant près de 20 ans, convaincue qu’on ne mérite pas de faire carrière à ce prix. Puis, travaillant de plus en plus à la radio et à la télévision (où je n’ai jamais été embêtée par le trac, merci la vie), n’ayant plus l’occasion d’être régulièrement en situation de performance musicale, je suis revenue au bêtabloquant. Pour les grandes premières, et surtout pour les occasions où je n’ai qu’une brève apparition dans un concert, ou quelques minutes à jouer dans une émission de télé. Ces moments où l’attente joue dans la tête, où le temps de performance est trop court pour que le trac s’efface.

À l’orchestre, c’est la situation que vivent tous ceux qu’on appelle les « premières chaises ». Le musicien peut passer six minutes sans jouer, ses mains commencent à refroidir sur la scène extérieure d’un festival, puis soudain vient un solo virtuose, à découvert.

Époque exigeante

Pendant une période où sa chaise d’un grand orchestre était mise en danger, Marc* est devenu complètement dépendant des bêtabloquants. « J’en prenais à chaque concert, à chaque répétition, même si un ami venait répéter à la maison ! L’atmosphère était tendue à l’orchestre, j’avais perdu toute confiance en ma capacité de gérer le trac, alors je prenais mes pilules. Je me trouvais minable, imposteur, surtout en pensant aux sportifs à qui c’est interdit. »

Ce sentiment rejoint la perception qu’ont plusieurs musiciens de la prise de médicaments. Au congrès de l’ACFAS, une doctorante en anthropologie, Cassandre Ville, a rapporté avoir rencontré 16 étudiants d’une faculté de musique, dont une minorité avait recours aux bêtabloquants, mais qui avaient tous une opinion sur le sujet. Elle a constaté que pour plusieurs, l’usage de bêtabloquants remet en question la « vocation » du musicien, sa légitimité. L’usage du médicament signale une incapacité à gérer le stress, qui atteint alors un niveau pathologique. Certains déplorent la dépendance qui peut s’installer : tout s’effondre si la pilule manque.

D’autres affirment que le bêtabloquant entraîne une perte de sensibilité artistique.

À ce sujet, les avis divergent. Louis-Pierre Bergeron, corniste à l’Orchestre du Centre national des arts d’Ottawa, s’oppose quand on prétend que le médicament bride la musicalité. « C’est faux ! Au contraire, il me permet de me concentrer sur ce qui est important, d’entrer dans le flot, de m’abandonner. »

C’est après avoir été envahi par un stress dévastateur lors d’une audition que Louis-Pierre Bergeron a décidé de tester le bêtabloquant : « J’étais trop frustré de me sentir très bien préparé, mais de me retrouver les mains moites, la respiration haletante, les muscles crispés, en train de gérer des symptômes physiques pénibles au lieu de faire de la musique. »

De plus en plus de musiciens professionnels avouent assez ouvertement utiliser le médicament en audition, cet exercice artificiel où on joue fin seul, derrière un rideau, des extraits d’œuvres particulièrement difficiles demandés par le jury.

Louis-Pierre trouve notre époque bien exigeante : « On a comme référence des enregistrements parfaits, mais au cor, la perfection est presque impossible. C’est un instrument délicat, qui demande une énorme précision, vite mise en danger par le stress. »

Chaque instrument présente ses défis. Le violoncelliste du Quatuor Molinari, Pierre-Alain Bouvrette, a lui aussi adopté les bêtabloquants ; jamais en quatuor, où la pression est bien répartie, mais pour les auditions et certains solos plus stressants. « L’appréhension produit un surplus d’adrénaline, qui devient un agent trouble. Le geste du vibrato s’accélère, ma musculature ne réagit plus de la même façon et c’est difficile de reprendre le contrôle. »

Pour lui comme pour Louis-Pierre Bergeron, le choix des circonstances qui appellent l’usage, tout comme le dosage, du médicament est important : un demi-comprimé de 10 mg suffira souvent, une dose de bébé.

Une longue thérapie, amorcée pour le débarrasser de sa dépendance, a amené Marc à relativiser son utilisation. « J’en prends encore, pour environ 30 % de mes concerts. J’évalue la situation, les facteurs qui vont contribuer à nourrir mon stress, et je dose : parfois, c’est carrément un placebo, un quart de comprimé, mais je peux me rendre à 30 mg dans certains cas. »

Pierre-Alain Bouvrette a déjà avalé un comprimé à la dernière minute, ayant pigé le numéro un pour une audition. Il a bien joué, sûr de lui, sans savoir que le médicament met du temps avant d’agir : il a compris par la suite avoir été couvert par l’effet placebo !

Je demande à Marc comment il se sent maintenant, en pensant aux interdits dans le domaine sportif : « Pas super, je vise encore à redevenir totalement clean. Mais j’ai compris que je ne fais pas ça pour avoir un avantage compétitif ; je sais que je suis un excellent musicien. Je le fais pour donner un meilleur résultat artistique. »

Louis-Pierre Bergeron voit les choses un peu de la même façon : « La musique, ce n’est pas une compétition. C’est un médicament légal, facile d’accès, bénin, mais il ne rend personne meilleur. Au final, l’enjeu reste le même : qui est captivant, émouvant, intéressant à entendre jouer ? »

De nombreux questionnements

Benjamin Mathiot appelle à la prudence quant à l’aspect bénin du médicament, rappelant qu’aucune étude n’a mesuré les effets sur la santé d’un usage à long terme, dans un contexte de performance. Sur le plan psychologique, il perçoit des sentiments mitigés chez plusieurs utilisateurs qu’il a interviewés : « L’estime de soi est souvent atteinte : la pilule préserve la perfection du jeu, mais menace le perfectionnisme, l’idéal qu’on se fait du métier. »

L’une des têtes dirigeantes du colloque de l’Acfas sur les smart drugs en milieu de travail, la sociologue et historienne Johanne Collin, a conclu la journée en soulignant que l’usage du bêtabloquant par les musiciens soulève beaucoup plus de questionnements liés à l’identité que dans le cas des stimulants utilisés en restauration ou en finances, dont il avait été question le matin : « Dans ces carrières où on valorise l’extrême, les gens sont souvent de passage, le métier est moins constitutif de leur personnalité que la musique pour un musicien. »

Le sociologue Emmanuel Langlois, en visioconférence de l’Université de Bordeaux, a quant à lui embrassé le phénomène plus large du dopage cognitif dans notre époque de « pharmaceuticalisation » : « Nous nageons dans des halos médicamenteux, où chacun fait sa cuisine personnelle, bricole ses solutions, tout ça dans une relative acceptabilité. » Selon lui, ce phénomène se compare à une forme embryonnaire de transhumanisme. Il affirme aussi que l’amélioration des performances est en train de s’ériger en droit, qu’on élève au nom d’une justice sociale, contre le privilège des « mieux nantis cognitifs ».

De cette réflexion, on pourrait conclure que l’aide médicamenteuse à la performance est là pour de bon, dans le milieu musical comme ailleurs.

Je demande tout de même à Marc ce qu’il ferait si c’était interdit aux musiciens. Sa réponse est rapide : « Je pense que je changerais de métier. » Pour avoir entendu Marc jouer de nombreuses fois, je peux vous dire qu’on ne souhaite pas ça.

Marc constate que la conversation sur le sujet s’est beaucoup ouverte entre les musiciens. Il n’en parle cependant jamais à ses étudiants. « Je vais répondre à leurs questions, s’ils m’en posent, mais je n’aborde pas le sujet moi-même. Je veux surtout les aider à gérer leur stress. » Comment enseigner la confiance, comment désamorcer la spirale vertigineuse de la perte de confiance ? Excellent sujet… pour un prochain rendez-vous !

* Le musicien ayant requis l’anonymat pour éviter les représailles à son travail, nous avons changé son prénom.

Nous avons reformulé un paragraphe de ce texte pour préciser les noms des chercheurs responsables du projet de recherche qui a fait l'objet d'une présentation à l'Acfas. Il s'agit des professeurs Johanne Collin et Nicolas Le Dévédec. Le doctorant en anthropologie Benjamin Mathiot, cité dans cet article, est leur assistant pour ce projet de recherche.