En 35 ans, Lucie Bazzo a signé les éclairages d’un nombre impressionnant de spectacles de théâtre et de danse. J’ai tenu à la rencontrer. Elle a exprimé une évidente surprise. Il faut dire que pour celle qui manie la lumière avec brio, l’ombre est la zone dans laquelle elle préfère se retrouver.

J’ai eu l’idée de cette entrevue parce que cette conceptrice, très connue du milieu des arts, est une fois de plus associée à une création de Robert Lepage. Avec Le projet Riopelle, à l’affiche chez Duceppe, elle retrouve avec bonheur celui qui lui a fait faire ses premiers pas à la fin des années 1980 grâce à deux spectacles-fleuves.

« Ça a commencé très fort pour moi, me confie-t-elle au Café Bloom, situé à Pointe-Saint-Charles, le quartier qu’elle a adopté il y a belle lurette. On peut dire que j’ai appris sur le tas. »

À cette époque, Lucie Bazzo vient de terminer le Conservatoire d’art dramatique de Québec, d’où elle sort avec une formation en conception de décors, de costumes et d’accessoires. Mais c’est avec l’envie de faire des éclairages qu’elle quitte l’institution.

Ayant remarqué son talent lors du spectacle de fin d’année du Conservatoire, Robert Lepage lui demande de venir travailler avec lui à la version de six heures de sa fameuse Trilogie des dragons qui doit être présentée en juin 1987 au hangar no 9 du Vieux-Port dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques (FTA). « Il finissait de jouer Vinci [au Musée des beaux-arts de Montréal] et il venait nous retrouver pour faire les intensités d’éclairage », se souvient Lucie Bazzo.

PHOTO DANNY TAILLON, FOURNIE PAR DUCEPPE

Une scène du Projet Riopelle

Ce spectacle est une expérience marquante. « Ce fut mon école. J’ai fait des erreurs. Je rentrais à 8 h le matin, je décrochais et je raccrochais des affaires. J’ai appris beaucoup de choses. »

Puis, elle enchaîne avec la création des Plaques tectoniques, spectacle présenté en mars 1990 à la gare Jean-Talon, lieu désaffecté à cette époque. Elle devient alors la spécialiste des lieux non théâtraux.

Elle découvre aussi l’univers de la danse. Bien des chorégraphes feront appel à elle au cours des années suivantes : Jocelyne Montpetit, Harold Rhéaume, José Navas, Ginette Laurin, Benoît Lachambre et plusieurs autres.

Au total, Lucie Bazzo a réalisé les éclairages de 55 productions théâtrales et 35 spectacles de danse. Ces expériences ont été pour la plupart de fabuleux instants de création. Mais elle a aussi vécu de mauvaises expériences. « Je ne me suis pas pété la gueule souvent, mais les fois où c’est arrivé, c’est à cause d’une incompréhension de ma part ou du créateur. Je me souviens d’un spectacle avec une chorégraphe. Je ne savais pas où aller. Elle a fait refaire les éclairages par quelqu’un d’autre. Je me suis plantée d’aplomb. »

Durant une quinzaine d’années, Lucie Bazzo et Robert Lepage ont pris des chemins parallèles. Ils se sont retrouvés avec Quills, en 2016, puis avec SLĀV et Kanata, en 2018. « Oui, j’ai vécu ces deux périodes de crise », se contente-t-elle de dire avec un sourire en coin. Rappelons que des militants ont reproché à Robert Lepage de faire preuve d’appropriation culturelle et d’un manque de diversité au sein de ces productions.

J’ai toujours été intrigué par la façon dont les concepteurs (décors, costumes, éclairages) s’insèrent dans la démarche du metteur en scène. Comment la mayonnaise réussit-elle à monter ?

Le dialogue entre les concepteurs est essentiel, dit-elle. Il faut que ça merge. Un éclairage peut tuer des costumes. Si tu mets le mauvais bleu sur un costume noir, il va sortir brun.

Lucie Bazzo

Et puis, il y a l’aspect technique. Lucie Bazzo se lance dans une description des technologies qui s’offrent aujourd’hui aux concepteurs d’éclairages. Elle me perd en dix secondes. « Longtemps, j’ai fait des plans à la mitaine. Les résidences de création qui nous permettent de tester les choses dans le théâtre sont apparues tard. Maintenant, il y a des logiciels qui nous permettent de voir les choses. »

Des Bazzo, il n’y en a pas des tonnes à Montréal. Vous aurez peut-être deviné que Lucie est la sœur de Marie-France, la femme de radio et de télé. Leur père, d’origine italienne, était débardeur dans le port de Montréal. Il a épousé leur mère, une Québécoise, qui enseignait la couture.

Nos parents souhaitaient qu’on ait des professions libérales. Ma sœur et moi avons d’abord étudié en arts plastiques. Ils avaient une inquiétude, mais ils nous ont fait confiance. Ma sœur a ensuite étudié en sociologie et moi en théâtre.

Lucie Bazzo

De cette formation, Lucie Bazzo a conservé le goût de la polyvalence. En plus des éclairages, elle s’adonne à la photographie, un médium pour lequel la lumière est indispensable. Munie de son téléphone, elle aime immortaliser des images empruntées à la ville et à la nuit.

Durant la pandémie, sur son vélo, elle a rôdé près des dépanneurs. « Il n’y avait que ça d’ouvert », dit-elle. Elle a aussi réalisé une série consacrée aux « cabanes de parking. » J’ai affiché une certaine perplexité quant à la beauté de ces lieux. « Au contraire, dit-elle. Il y a une incroyable poésie là-dedans. Ces cabanes ont toutes leur personnalité. Mais elles disparaissent une à une. »

Durant le festival Phénomena, vous avez peut-être remarqué ces tableaux-maquettes en 3D qui apparaissent dans des vitrines de commerces. Ils sont l’œuvre de Lucie Bazzo. « Ce sont des mini-décors lumineux. J’en ajoute un ou deux par année. »

Avant de la quitter, je lui ai fait part de mon étonnement de voir qu’avec sa riche expérience, elle n’enseigne pas les rudiments de l’éclairage dans des écoles de théâtre. « J’ai toujours eu le syndrome de l’imposteur. Je ne suis pas très pédagogue. Et puis, comment enseigner quelque chose que je suis toujours en train d’apprendre ? »

Le projet Riopelle est présenté jusqu’au 11 juin au théâtre Duceppe. Tous les billets sont vendus pour les représentations.