Soyons honnêtes : très peu de gens ont lu en entier le cycle Soifs de Marie-Claire Blais, qui nous a quittés il y a exactement un an aujourd’hui. Il y en a beaucoup aussi qui n’ont jamais ouvert un de ses livres – alors le cycle au complet, vous imaginez.

Soifs, ce sont 10 romans exigeants, presque sans points, publiés entre 1995 et 2018 comme le développement de longues phrases en un souffle, auxquels nous pouvons rattacher Petites cendres ou la capture (2020) et Augustino ou l’illumination, l’ultime roman de l’écrivaine paru cet automne.

Je disais donc qu’il y a peu de gens qui ont lu en entier ce chef-d’œuvre qu’on compare parfois, dans l’ambition, à la Recherche du temps perdu de Proust. Deux fois ? C’est encore plus rare. Plus de 10 fois ? Je n’y croyais pas jusqu’à ce que je parle à Pierre-Éric Villeneuve, qui a mis sur pied le projet le plus fou que j’ai jamais vu (ou entendu) sur Marie-Claire Blais. J’en ai rencontré, des admirateurs de l’écrivaine, mais comme lui ? Jamais.

PHOTO FOURNIE PAR CARLOS STE-MARIE

Pierre-Éric Villeneuve lira pendant 17 jours l’intégralité du cycle Soifs de Marie-Claire Blais.

« Le temps de lire est ma seule vie », laisse tomber cet ancien professeur qui a enseigné l’œuvre de Virginia Woolf à l’Université De Montfort en Angleterre. Il considère d’ailleurs Blais comme la plus « woolfienne » de nos écrivains, et notre plus grand génie littéraire.

Villeneuve affirme vivre reclus depuis des années, et n’avoir jamais possédé de téléphone intelligent – c’est peut-être ça, le truc pour devenir un grand lecteur.

Le cycle Soifs a été plus qu’un coup de foudre pour lui. C’est devenu son chemin de Compostelle littéraire. À chaque annonce d’un nouveau titre de la série, il se préparait à cette sortie en revenant à la première phrase du premier livre et relisait tous les titres afin d’accueillir le plus récent dans la poursuite de cette phrase sans fin… « Un jour, je me suis dit que j’allais lire les Soifs en boucle jusqu’à ma mort, tous les soirs. »

Il espérait qu’elle vive 100 ans. Mais c’est la mort de Marie-Claire Blais qui l’a fait sortir de sa réclusion, dit-il, et il a décidé qu’il ferait entendre Soifs aux autres. Du 30 novembre au 16 décembre, pendant 17 jours consécutifs, à raison de 6 heures et de 175 pages par jour, de 9 h à 16 h, il lira à haute voix l’intégrale de Soifs (les 12 livres) au Lieu, centre en art actuel, à Québec.

Regardez Pierre-Éric Villeneuve expliquer sa démarche

La voix de Pierre-Éric Villeneuve sera de plus projetée à l’extérieur du Lieu, par un haut-parleur, dans la Basse-Ville de Québec, ce qui le ravit puisqu’il estime que les racines profondes de Blais sont à Limoilou. « C’est une gratuité totale, c’est un don, je la donne vraiment, pendant six heures. Peut-être que des gens vont dire : “Heille, on est écœuré de t’entendre !”, ça pourrait arriver. »

Mais ce n’est certainement pas ce qui le fera taire. « J’ai choisi une vie de réclusion et de lectures dans une radicalité invisible, confie-t-il. Seule Blais a réussi à me faire rompre mon pari d’invisibilité… La ferveur aura eu le dessus sur le principe. »

Je n’ai pas arrêté de rire en parlant avec Pierre-Éric Villeneuve, parce que ça ne se peut juste pas, une telle chose. Dans ce monde où on scrolle plus sur une machine qu’on ne lit sur papier, un groupie de Marie-Claire Blais aussi fervent relève du miracle. C’est comme si Pierre-Éric Villeneuve s’était donné une mission. D’ailleurs, s’il était riche à craquer, dit-il, il aurait acheté 8 millions d’exemplaires d’Augustino ou l’illumination (« Une splendeur ! Une merveille ! ») pour les envoyer à chaque personne dans la province. « Je veux que tout le Québec se mette à l’heure de Marie-Claire Blais ! »

En tout cas, elle peuple toutes les heures de Pierre-Éric Villeneuve. Pour se préparer à cette lecture publique, il soutient avoir relu le cycle cinq fois… depuis le mois de mai ! Et il prévient qu’il lui arrive de pleurer lors de certains passages qui le remuent particulièrement.

J’ai demandé à l’écrivain Bertrand Laverdure, qui s’occupe des relations de presse de Pierre-Éric Villeneuve, ce qu’il pense de cet homme et de son projet. « Je sais qu’il va convertir plusieurs personnes à Blais lors de ces deux semaines, m’a-t-il répondu. C’est le meilleur prosélyte de Blais au monde. Tout le monde veut être un grand écrivain, mais qui veut devenir un grand lecteur ? »

Excellente question. Il faut des êtres comme Pierre-Éric Villeneuve pour que les plus grandes œuvres existent vraiment, pour qu’elles vivent. Marie-Claire Blais n’aurait pas pu rêver d’un plus bel hommage ni d’un plus grand admirateur. « Je suis la personne la plus privilégiée de la terre de faire ça ! », dit ce lecteur hors normes, qui a littéralement décidé de faire corps avec l’œuvre.

Soifs – de grandes phrases pour l’éternité, par Pierre-Éric Villeneuve. Du 30 novembre au 16 décembre, de 9 h à 16 h, au Lieu, centre en art actuel, au 345, rue du Pont, à Québec. Ouvert au public.

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