Le Britannique Ed Sheeran est devenu en juillet le premier artiste solo à compter 100 millions d’abonnés sur Spotify. Au même moment, quatre de ses chansons se trouvaient parmi les 21 pièces les plus écoutées de l’histoire de la populaire plateforme. Au sommet du palmarès ? L’indicible ver d’oreille Shape of You, écoutée pas moins de 3,2 milliards de fois sur Spotify depuis sa parution en janvier 2017.

On n’a jamais eu accès à autant de musique, aussi facilement. Sur mon téléphone, qui n’est pas du dernier cri, je peux écouter pratiquement toutes les chansons auxquelles je peux penser, instantanément et même gratuitement (si je voulais), sur une plateforme d’écoute en continu ou sur YouTube. Les possibilités sont sans fin. Un juke-box humain de la trempe de Gregory Charles n’en viendrait pas à bout.

Le plus récent extrait de Backxwash ou une vieille pièce de Maneige, groupe de rock progressif québécois des années 70 ? Aussitôt dit, aussitôt fait. En veillant su’l perron de Dominique Michel, l’invitée de samedi à En direct de l’univers ? La voici, la voilà, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire Julien Sagot. (Non, pour ceux qui se posent la question, je ne me suis pas réabonné à Spotify. Cautionner la désinformation de Joe Rogan et de ses émules ne m’intéresse toujours pas.)

On n’a jamais eu accès à autant de chansons et pourtant, Ed Sheeran est l’auteur du cinquième des 21 pièces les plus écoutées sur Spotify, la plus populaire plateforme musicale numérique au monde. Ses chansons, ainsi que celle des Torontois Drake et The Weeknd, comptent pour 40 % de ce même palmarès.

On a beau estimer à 60 000 le nombre de nouvelles chansons qui paraissent chaque jour, la même poignée d’artistes pop se retrouve bon an, mal an à la tête des palmarès d’écoute, à quelques variations près. Ce qui fait dire à bien des observateurs, même si cela peut sembler contre-intuitif, que notre horizon musical ne serait pas élargi, mais au contraire limité par la surabondance de choix proposés par les plateformes d’écoute en continu.

Devant la panoplie infinie de propositions musicales, on se replie sur ce que l’on connaît, nos valeurs sûres. Alors que tout l’univers musical populaire s’offre à nous, on préfère nos pantoufles. Ce qui est à la mode du jour en musique pop, Harry Styles ou Bad Bunny, ou ce qui a bercé nos 33 ans, l’âge typique où l’on cesse de faire des découvertes musicales, selon une étude de 2015 des habitudes d’écoute des abonnés de Spotify.

L’écoute en ligne a-t-elle rendu plus difficile la découverte de nouvelle musique ? se demandait lundi le quotidien londonien The Guardian, dans le premier d’une série d’articles sur l’état actuel de la musique. « Les plateformes comme Spotify ou Apple Music nous donnent accès à l’ensemble de l’histoire de la musique populaire. Mais cet accès nous a-t-il rendus paresseux ? », s’interroge le critique Alexis Petridis.

Lisez l’article du Guardian (en anglais)

Ce sont de bonnes questions, que je me pose parfois, lorsque j’écoute en joggant une fois de plus le catalogue complet de David Bowie en mode aléatoire plutôt que de m’intéresser aux sorties musicales de la semaine. Ou que je me replonge dans mes 23 ans et l’album Fever In Fever Out de Luscious Jackson, en faisant le ménage de ma cour, en lieu et place d’un album paru au cours du présent siècle.

La paresse, c’est peut-être aussi de ne plus jamais consulter ma collection de CD, qui accumule la poussière au sous-sol. Le CD, soit dit en passant, célèbre ses 40 ans d’existence ce mois-ci, même s’il est prêt pour le cimetière (comme dirait Claude Rajotte). Il a pourtant son utilité. Ce n’est pas parce que tout m’est accessible au bout des doigts, sur une plateforme numérique, que j’ai le réflexe de chercher ce qui ne me viendrait pas spontanément à l’esprit.

L’être humain est une bibitte influençable. Il laissera de mystérieux algorithmes guider ses choix musicaux et les bandes originales de séries télé populaires déterminer lesquelles, parmi toutes les chansons du passé, valent la peine d’être extirpées de l’oubli. En 2022, constate The Guardian, la manière la plus efficace de faire la promotion d’une chanson est d’espérer qu’elle soit choisie pour une série télé, un film ou une pub.

C’est ainsi que, grâce à Stranger Things, Running Up That Hill, succès modeste de 1985 de Kate Bush, est devenu la chanson la plus populaire du début de l’été 2022. Et que Right Down the Line, pièce méconnue de 1978 de Gerry Rafferty, a connu un second souffle auprès des amateurs de la série Euphoria. Chez les plus jeunes, la découverte passe souvent par TikTok, qui a popularisé de nouveau, presque 40 ans plus tard, l’insupportable Mr Telephone Man de New Edition (oui, oui, avec Bobby Brown et les gars de Bell Biv DeVoe).

Il y a des choses qu’il vaudrait mieux ne jamais (re)découvrir.