Chaque nouveau livre de Virginie Despentes crée l’évènement, mais cela n’a jamais atteint une telle folie qu’avec Cher connard, probablement parce qu’il arrive après le magnum opus qu’a été la formidable trilogie Vernon Subutex.

Virginie Despentes était récemment omniprésente dans les médias français, comme si tout le monde voulait ouvrir la saison littéraire avec elle, avec pour conséquence, peut-être, qu’elle ne s’est pas retrouvée sur les listes des prix Goncourt et Femina. Le Goncourt l’aurait écartée parce qu’elle a été jurée pendant quatre ans pour ce prix, mais on sait aussi que les comités n’aiment pas trop se faire enfoncer un succès dans la gorge avant même d’avoir fait leur première sélection…

Car succès il y a, puisque Cher connard a rapidement rejoint le sommet des ventes de la rentrée. Le livre est-il à la hauteur de cet engouement presque imposé par les médias ? Difficile pour moi de répondre, il n’y a pas un livre de l’écrivaine que j’ai trouvé ennuyeux ou raté. Je suis une fan. Virginie Despentes, c’est toujours la promesse de passer du bon temps, elle est l’une des voix les plus pertinentes et irrésistibles de la littérature française contemporaine. Plus que Houellebecq, à mon humble avis, auquel on la compare souvent (ils ont monté ensemble dans le monde littéraire), parce qu’elle est plus tonique et vivante dans l’écriture. Despentes fait partie des rares écrivains de l’Hexagone ayant fait leur place en choisissant l’oralité dans leur style vif, tout en conjuguant succès critique et populaire, comme son collègue.

L’écrivaine ne reprend pas la formule du roman choral de Vernon Subutex et choisit de nous amener dans un registre plus intime, puisque Cher connard se présente sous la forme d’une correspondance entre l’écrivain Oscar Jayack et l’actrice Rebecca Latté, une star sur son déclin. Signe des temps hyperconnectés, leur conversation commence très mal quand Oscar traite Rebecca de « crapaud » sur son compte Instagram après l’avoir croisée dans la rue à Paris. « Pas seulement vieille. Mais épaisse, négligée, la peau dégueulasse, et son personnage de femme sale, bruyante. La débandade. » Elle lui répond par un « cher connard », en lui souhaitant que ses enfants meurent dans d’atroces douleurs, écrasés sous un camion. Et c’est parti dès les premières pages pour la virulence et l’humour propres à Despentes, qui aime créer des personnages féminins impossibles à écraser.

Contre toute attente, à force d’échanger, ces deux-là vont commencer à se confier et s’apprécier (ils se sont connus très jeunes dans la petite ville où ils ont grandi), comme ça arrive parfois quand on dépasse les quelques lignes violentes qu’on peut écrire pour avoir des « likes ».

Le dialogue va se poursuivre même quand Oscar sera dénoncé publiquement par son ancienne attachée de presse, Zoé Katana, qui tient un blogue féministe, et à qui il a fait vivre un harcèlement qui a duré des mois, alors qu’il était sous substances — ce qui n’excuse rien, puisque Rebecca partage avec lui ce penchant pour la défonce et ne se gêne pas pour lui dire ses quatre vérités. « Tu t’es conduit en connard, modèle courant. Quelqu’un qui exerce le pouvoir et qui prétend qu’il y a égalité », résume celle qui a rencontré des tas de cons dans sa carrière.

On sent que Rebecca a un peu de sympathie pour Oscar parce qu’ils sont de la même génération. Elle ne comprend pas toujours les jeunes féministes, tout en restant résolument de leur côté. Ce roman, qu’on présente en quatrième de couverture comme Les liaisons dangereuses 2,0, prend ses distances avec la guerre des sexes telle que dépeinte par Choderlos de Laclos dans son roman épistolaire. Ici, les ennemis pactisent un peu, et dans leur correspondance, ils sont loin de comploter comme le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil contre la jeune Cécile — que pourrait représenter Zoé, en beaucoup moins naïve et docile. Zoé est surtout victime d’une époque où on adore brûler les femmes sur les bûchers numériques, alimentés par ce qu’elle appelle les « minusculistes » dont l’unique but est de les faire taire. En marge de la lecture de Cher connard, je suggère de voir le très bon documentaire Je vous salue salope de Guylaine Maroist et Léa Clermont-Dion pour approfondir la réflexion.

On a dit un peu rapidement que Cher connard était un roman sur la réconciliation après #metoo. C’est surtout un roman dont les grands thèmes sont la dépendance et la réparation. Oscar ne consomme plus et fréquente les Narcotiques anonymes. Rebecca, qui préférerait crever plutôt que de faire du yoga, finit par s’intéresser au partage entre camés, là où il n’y a aucun jugement, tout le contraire des réseaux sociaux où « partager » se résume, selon Oscar, à lancer sa pierre avec les autres dans les lapidations publiques. À mesure que Rebecca devient « clean », Oscar abandonne peu à peu l’idée qu’il est une victime des féministes, en se défaisant de ce qui est toxique dans sa masculinité.

Comme quoi même les cons peuvent être sauvés, et que derrière la joyeuse férocité de Virginie Despentes se cache une vraie humaniste, ce que ses lectrices savaient déjà.

Cher connard

Cher connard

Grasset

345 pages
En librairie mercredi