Trente ans plus tard, les souvenirs sont plus flous. Forcément. Qu’est-ce qui appartient à la légende ? Est-ce que mon ami Éric a profité de la casse pour se rapporter un souvenir des Expos ? Un Youppi! en peluche ? Un porte-clés de Delino DeShields ? Ou étions-nous tous rentrés sagement dans notre banlieue, en entendant les bruissements sourds de la colère s’amplifier dans le creuset du Stade olympique ?

Le 8 août 1992 avait lieu la fameuse émeute du stade, bien moins marquante, historiquement, que celle du Forum en solidarité avec Maurice Richard, mais néanmoins signifiante dans mon adolescence et dans l’histoire du rock à Montréal.

Avec mes amis du secondaire, plus fans des premiers albums de Metallica que de Guns N’ Roses, nous nous étions rendus au stade en fin d’après-midi, ce samedi, pour ne rien rater du spectacle de Faith No More en première partie. L’évènement rock de l’année à 35,50 $ plus taxes, ça ne nous semblait pas trop cher payé.

C’était avant que Lollapalooza ne vienne s’installer au parc des Îles (devenu depuis le parc Jean-Drapeau), en 1994, avec A Tribe Called Quest, Nick Cave, The Verve, les Smashing Pumpkins, Breeders, Flaming Lips et Beastie Boys parmi les têtes d’affiche. Et ne change l’idée qu’on se fait d’un évènement musical.

Le son était mauvais au stade, les sièges en plastique étaient inconfortables, mais nous étions bien placés pour voir la scène. Pendant l’intro de Fade To Black, que je chantais à l’époque dans un pseudo band de covers, James Hetfield a été brûlé au visage et aux bras à cause d’un changement de configuration du système pyrotechnique. Il a aussitôt été transporté à l’hôpital. Metallica avait eu à peine le temps d’interpréter une dizaine de chansons.

Deux heures et dix minutes plus tard, Axl Rose a enfin daigné monter sur scène et, le doigt d’honneur bien tendu, a annoncé le début du spectacle de Guns N’ Roses avec un retentissant Fuck you Montreal !. La suite allait être à l’avenant. Une catastrophe annoncée.

Rose, alias Bill Bailey, est resté assis pendant près de la moitié de son tour de chant. Il a enchaîné sans conviction huit chansons, dont deux reprises (Live and Let Die, de Wings, et Attitude, des Misfits), puis il a coupé court à la neuvième pièce, Civil War, tirée du récent album double Use Your Illusion, en marmonnant qu’on serait remboursés. We’re outta here !, a-t-il annoncé avant que son groupe quitte la scène.

Comme les 57 000 autres spectateurs, je n’en croyais pas mes oreilles. J’avais attendu cinq heures pour ces 55 minutes de spectacle ? Un quart d’heure plus tard, les lumières du stade étaient allumées, et on confirmait sur les haut-parleurs que le spectacle était bel et bien terminé et que nous serions remboursés. Le public, sous le choc, était chauffé à bloc. C’était l’étincelle de trop. L’émeute était inévitable.

Les policiers avaient prévu arriver sur les lieux peu après minuit, à la sortie des premiers spectateurs. Le spectacle a été annulé vers 23 h. Welcome to the jungle.

Il y a eu plus de 20 blessés, dont près d’une dizaine de policiers, et des dommages évalués à un demi-million de dollars : vitrines fracassées, boutiques saccagées, toilettes vandalisées, autos incendiées et renversées.

Tout ça parce qu’Axl Rose n’avait pas envie de chanter. Avait-il des problèmes de voix, couvait-il une laryngite ? Y avait-il des problèmes de son sur scène ? On ne l’a jamais vraiment su. Contrairement à ce qu’il a laissé entendre, les spectateurs n’ont jamais été remboursés, le promoteur Donald K. Donald jugeant qu’ils en avaient eu pour leur argent…

L’évènement rock de l’année est devenu le fiasco de la décennie, dont on parle encore 30 ans plus tard, au moment même où la musique de Guns N’ Roses (dans la B. O. du film Thor : Love and Thunder) et de Metallica (dans la série Stranger Things) connaît un regain de popularité.

Je n’étais pas fan d’Axl Rose, tête à claques exécrable et mégalo ridicule déjà dépassé par son époque. Kurt Cobain avait raison de se payer sa tête et de dénoncer son sexisme et son homophobie. Le chanteur de Nirvana avait décliné les demandes répétées de Rose de participer à cette tournée de 1992 de son groupe et de Metallica. Entre les deux, j’avais déjà choisi mon camp.

Ironiquement, l’année suivante à l’Auditorium de Verdun, trois mois après y avoir assisté à un spectacle d’anthologie de Pearl Jam, j’ai vu Kurt Cobain, quasi neurasthénique, s’effacer complètement derrière les autres musiciens de Nirvana, avant de disparaître à jamais en avril 1994.

J’y repense et je me dis qu’il n’aurait pas fallu grand-chose, cinq mois après les émeutes de la conquête de la Coupe Stanley au centre-ville — où je me trouvais encore une fois avec mes amis – pour que le spectacle décevant de Nirvana ne vire aussi à l’émeute (une fâcheuse manie de l’époque). Et si Cobain, déjà plus que l’ombre de son ombre, avait lui aussi quitté la scène prématurément ? Il ne suffit parfois que d’une étincelle pour changer le cours de l’histoire.