L’écrivain Simon Roy me raconte une expérience scientifique plutôt sadique, celle de Curt Richter dans les années 1950, où on immergeait un rat dans un bocal d’eau pour le regarder nager jusqu’à ce qu’il se noie. Le rat luttait pendant 15 minutes environ avant d’abandonner. Mais si on le sortait de l’eau au bout de 15 minutes, qu’on l’épongeait, le rassurait et qu’ensuite, on le remettait dans l’eau, il pouvait lutter… pendant 60 heures.

L’espoir, qui peut être la chose la plus cruelle au monde, est essentiel au goût de vivre, même quand on est condamné. En septembre 2021, pour la sortie de son roman Fait par un autre, j’ai cru que notre entrevue était la dernière, car Simon était atteint d’un cancer du cerveau agressif, pour lequel il avait été opéré. Eh bien non. Simon revient avec un nouveau livre, Ma fin du monde, son quatrième, écrit dans l’urgence parce que le cancer est lui aussi de retour, et cette fois, il est inopérable.

« Je me surprends moi-même, dit-il. Chaque livre, au fond, est le dernier. Je ne devrais même pas te parler, parce que je devrais être mort, selon les pronostics. Moi, je fonctionne avec des projets. Si je n’avais pas de projets, je me serais laissé couler. »

L’histoire du rat de Richter provient du livre de sa conjointe Marianne Marquis-Gravel, le premier qu’elle publiera à l’automne chez Leméac et qui raconte ce qu’ils vivent tous les deux depuis le diagnostic fatal. Cette sortie est l’un des plus importants rendez-vous au calendrier personnel de Simon, qui place dans l’avenir des cailloux comme dans le conte du Petit Poucet. Pas seulement pour retrouver son chemin, mais aussi pour le poursuivre.

Dans Ma fin du monde, Simon Roy considère comme un privilège de pouvoir organiser sa mort, contrairement à ceux qui meurent soudainement, sans avoir jamais rien vu venir.

« Je vis dans une réalité terrifiante, mais tellement belle. Je te jure que je n’ai jamais été aussi heureux que depuis 15 mois. L’idée de ma mort me donne un regain de vie incroyable. Je suis dans un état de gratitude. » Mais il admet qu’il y a un côté sombre à tout cela, quand il pense à ce qu’il ne vivra pas avec ses deux enfants, âgés de 16 et 20 ans, à ce que vivra Marianne sans lui, et probablement avec un autre. Ils sont tellement amoureux, me dit-il, qu’il aurait été prêt à sauter dans l’aventure d’un autre enfant.

Ce n’est pas la première fois que Simon Roy me surprend, et m’angoisse, dois-je ajouter. Je le suis depuis son premier roman, Ma vie rouge Kubrick, où il mêlait son analyse du film The Shining de Stanley Kubrick et la tragédie personnelle du suicide de sa mère.

À notre première entrevue, le voyant submergé par la culpabilité envers celle qui lui a donné la vie, je lui avais dit : « Mais Simon, c’est toi, l’enfant, dans cette dynamique. Tu n’es pas responsable. » Son regard embué m’avait transpercée, je m’en souviens comme si c’était hier.

« C’est l’ennui qui m’a amené à écrire, disait-il en 2014. L’ennui et la tragédie. C’est peut-être le seul livre que j’écrirai jamais de ma vie. À la limite, je le souhaite presque… »

Simon Roy est rendu à son quatrième livre, et je ne pense pas qu’il s’ennuie en ce moment.

Dans Ma vie rouge Kubrick, il parlait de sa « généalogie macabre », des « métastases de l’âme » de sa mère, du fait qu’on ne peut injecter à l’hôpital le désir de vivre. Depuis toujours, entre un père mythomane et une mère qui avait des problèmes de santé mentale, il se sentait en danger, comme le petit garçon dans l’hôtel Overlook de The Shining. « Certains n’hésitent pas à investir des fortunes en thérapies de longue haleine, écrivait-il. J’essaie pour ma part maladroitement de me convaincre qu’il est possible de gagner le Combat, de terrasser le Minotaure caché tout au cœur du labyrinthe en allant jusqu’à cracher dans l’œil de la mort. »

Je n’ai rien d’un esprit ésotérique, mais je me demande parfois si une fêlure familiale peut prolonger une faille jusque dans le corps de ses descendants. Lui-même, d’un type très rationnel, voit des présages dans ses premiers écrits.

Le labyrinthe, je suis en plein dedans, avec ma maladie, et j’essaie de trouver le chemin. Je pense que je le retrouve par l’art, par les projets, par l’amour.

Simon Roy

Simon Roy a planifié plusieurs rendez-vous à court terme, qui sont pour lui autant de miracles à venir dans le temps. Comme le récent spectacle de Nick Cave, qui lui a dédié une chanson. Il veut voir les shows de Sigur Rós, de Julien Clerc, de Charlebois, profiter de la sortie de son livre et se rendre jusqu’au lancement de Marianne, en plus d’organiser régulièrement des rencontres avec des amis, dont certains qu’il n’a pas vus depuis des décennies.

La peur et l’espoir

Dans Ma fin du monde, fidèle à son style en fragments où s’entrechoquent des sujets en apparence sans lien entre eux – un truc qui lui vient d’ailleurs de Stephen King, l’auteur de The Shining –, il mélange l’histoire de la célèbre adaptation radiophonique par Orson Welles de La guerre des mondes en 1938, la légende urbaine d’une panique générale aux États-Unis devant la fausse invasion des extraterrestres, les dons de guérisseur de son oncle, les expériences de ceux qui ont vécu la vie après la mort, et cet incroyable hasard : l’enfant du médecin qui s’occupera de l’aide médicale à mourir quand viendra le moment pour Simon de le faire est atteint du même cancer que lui, au même endroit du cerveau, ce qui donne le dernier chapitre, et le plus poignant, du livre.

Le lien conducteur de tout ça ? « La peur », répond-il. Et, bien sûr, l’espoir.

La mort est ce qui nous attend tous, mais j’ai l’impression que les personnes qui, comme Simon, sont trop proches de la connaître vivent dans une réalité parallèle hyperréaliste, et que les bien-portants vivent dans une fiction. Peut-être même vivons-nous dans une fiction jusqu’à ce que les livres nous réveillent – il ne faut pas oublier que Simon Roy a été un professeur de littérature très apprécié des cégépiens.

Il y a quelques semaines, Simon Roy m’a invitée, avec mon chum, à un week-end avec lui et Marianne, et d’autres amis, dans un chalet de Charlevoix. Cela fait partie des rendez-vous qu’il organise ; il a même planifié son dernier repas avec des proches. « Et je vais me payer une ostie de bonne bouteille de vin, dit-il en riant. Je gère ma mort. Ça, c’est le côté positif. Le côté négatif, c’est que je voudrais tellement que ça continue. La chanson de Jean Ferrat C’est beau la vie, on dirait que je l’ai écrite. »

Simon Roy m’oblige à écrire que ceci n’est pas notre dernière conversation. Il m’oblige aussi à espérer ce rendez-vous dans Charlevoix. « On va avoir du fun », me dit-il, comme pour me rassurer, alors que c’est lui qui a un fusil sur la tempe. Mais son but est très clair : « Je ne veux pas qu’on soit soulagé par ma mort. Je veux que les gens s’ennuient de moi et me regrettent. »

Ma fin du monde

Ma fin du monde

Liberté grande

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