C’est un tout petit livre inattendu, un peu comique, parfois baveux, mais quand même tendre, pour ceux qui ont connu l’époque où on ne jurait que par la littérature européenne dans les universités québécoises. En fait, Impromptu est une commande des éditions La Contre allée en France, qui vient d’être réédité chez Héliotrope, la maison mère de l’écrivaine Catherine Mavrikakis.

On lui avait demandé un court texte ayant pour thème l’Europe, que Catherine Mavrikakis estime ne pas connaître si bien que cela. Il est vrai que son œuvre romanesque, qui compte des titres comme Les derniers jours de Smokey Nelson, La ballade d’Ali Baba ou Oscar de Profundis, penche beaucoup plus vers l’américanité. D’ailleurs, j’ai joint Catherine par Zoom au Nevada, alors qu’elle est en plein roadtrip aux États-Unis avec son conjoint et sa fille, à profiter d’une année sabbatique pour écrire.

Mais qu’à cela ne tienne, elle a accepté la commande, en choisissant le point de vue décalé des littéraires de sa génération pour qui la culture européenne était la seule respectable. Même si elle constate que les jeunes ne sont plus formés de la même manière et que les influences américaines prennent de plus en plus de place dans leurs lectures, elle voulait aller au bout de cet idéal européen bien ancré à une certaine époque. « Chez mes collègues, dit Catherine Mavrikakis, qui est aussi professeure de littérature à l’Université de Montréal, il y a quand même un mythe de l’Europe, surtout en littérature française. »

Je pense que la culture telle qu’on la conçoit, la “grande culture”, c’est la culture européenne, alors que si on parle de culture américaine, c’est toujours vu comme de la culture populaire.

Catherine Mavrikakis

« J’avais envie d’écrire sur ça, et je me suis dit que j’allais faire une farce, une facétie. Même si j’ai l’impression que c’est très réaliste [rires]. »

Impromptu raconte la relation particulière entre le professeur Karlheinz Mueller-Stahl, spécialiste de la littérature allemande, et son étudiante Caroline Akerman-Marchand. Tout commence à Montréal en 1984 dans un guichet automatique qui donne du mal au professeur, forcé d’emprunter une somme à son étudiante pas très riche qu’il ne lui remettra jamais. Karlheinz Mueller-Stahl est ce qu’on appelle un « personnage », un peu pédant, exagéré, jouant sur son aura d’Européen au Québec, ne fréquentant que les lieux qui recréent une Europe de pacotille, mais il n’en sera pas moins un mentor pour Caroline Akerman-Marchand. Elle portera son héritage tout en s’en libérant.

Ceux qui ont fait des études universitaires dans les années 1980 reconnaîtront probablement un prof ou deux qui avaient le même casting, et Catherine Mavrikakis a d’ailleurs créé un amalgame de quelques profs marquants pour elle-même.

Sans jamais en faire une thèse, l’écrivaine aborde le sujet des rapports de pouvoir. Avec Karlheinz Mueller-Stahl, n’avons-nous pas au fond la caricature de l’homme blanc qui a dominé les listes de lecture et les universités depuis longtemps ? Catherine Mavrikakis a fait sa soutenance de thèse en 1989 devant quatre hommes. Elle en avait parlé à sa psychanalyste, car elle se demandait pourquoi il n’y avait pas de femme. « Mais est-ce vraiment possible ? m’avait-elle dit. Est-ce qu’il aurait pu y en avoir ? Pas beaucoup, c’est ça que je veux dire. Ça a changé maintenant, mais le modèle du prof, c’était un modèle masculin, non ? »

Nous avons dix ans de différence, et je suis obligée de dire que oui. J’ai eu un Karlheinz Mueller-Stahl moi aussi, qui a été super important dans mon parcours, mais qui ne passerait probablement pas le test de certaines grilles aujourd’hui. « Dans les années 1980, on était peut-être dans l’apogée, ou la fin – peut-être que c’était l’apogée parce que c’était la fin – de cette mentalité, de cette idée du grand prof masculin. »

Je n’ai pas parlé de #metoo là-dedans, mais il y a un ami qui m’a dit que c’est en filigrane partout dans mon texte. Je ne voulais pas l’aborder, mais bon, Mueller-Stahl est marié avec son ancienne étudiante, tu vois ce que je veux dire.

Catherine Mavrikakis

Étant professeure elle-même, comment Catherine Mavrikakis voit-elle le rapport de pouvoir avec les étudiants ? « Comme une comédie aussi, répond-elle. Je pense qu’il y a quelque chose du jeu d’acteur quand on est professeur, il faut changer de personnages suivant les étudiants. J’ai l’impression d’être une chambre de résonance, il y en a qui me demandent d’être sévère, d’autres non. En même temps, je ne pense pas que les étudiants ont le même respect que j’avais envers les professeurs. Aujourd’hui, ils m’enverraient promener si je me permettais ce que Mueller-Stahl se permet avec Caroline. Je voulais insister sur le caractère ridicule du pouvoir. »

Sur un plan plus personnel, cette Europe de fantasme provient aussi de son enfance, puisqu’elle a grandi avec des parents européens. La mère de Catherine Mavrikakis lui interdisait même de prendre l’accent québécois. « Elle voulait garder quelque chose de pur de son passé. Je pense que ma mère n’a pas su immigrer, et que beaucoup de gens ont beaucoup de mal à immigrer. J’ai vécu dans une sorte d’Europe très kitsch et fausse, celle des années 1940 et 1950, alors que l’Europe bougeait. L’Europe change, elle est à la même heure que nous. Dans ma famille, on veillait les morts et le passé. »

Ce qui lui a toujours donné l’impression d’être un agent double, comme Hubert Aquin, avoue-t-elle. Catherine Mavrikakis a récemment passé un de ces fameux tests d’ADN qui lui a appris qu’elle était beaucoup plus d’origine italienne que grecque ! « Je trouve que les enfants d’immigrants vivent avec des espèces de Taj Mahal importés. Beaucoup de ces profs-là comme Karlheinz Mueller-Stahl venaient comme des colons et pas comme des immigrants humbles. Mais bon, ils ont quand même fondé des choses… »

Impromptu

Impromptu

Héliotrope

72 pages
En librairie le 2 février