Dans la littérature québécoise du début des années 2000, alors que naissaient de nouvelles voix comme celles de Marie-Sissi Labrèche, Nelly Arcan, Emmanuelle Turgeon, Guillaume Vigneault ou Maxime-Olivier Moutier, celle de Marie Hélène Poitras est apparue avec Soudain le Minotaure, en 2002.

Il s’agit de l’un des titres les plus marquants de l’époque, en ce qui me concerne. Soudain le Minotaure, un roman en deux parties qui raconte une agression sauvage, du point de vue de la victime et du point de vue de l’agresseur, est resté gravé dans ma mémoire. Un premier roman puissant qui m’a fait lire tous les autres titres de Marie Hélène Poitras depuis.

Je possède toujours dans ma bibliothèque l’édition originale, et la réédition proposée par Alto ces jours-ci, 20 ans plus tard, dans une version remaniée par l’auteure, me donne ici l’occasion de revenir sur un livre qui n’a pas pris une ride, particulièrement après le mouvement #metoo. En raison de la grande violence qu’il contient, Marie Hélène Poitras me confie qu’il s’agit du « mouton noir » de sa bibliographie qui compte aussi La mort de Mignonne et autres histoires, Griffintown et La désidérata.

Ce roman m’était tellement rentré dedans à l’époque que j’étais persuadée que son auteure avait vraiment vécu l’évènement qui y est relaté de façon frontale. Les détails étaient trop vifs. J’avais environ le même âge que l’héroïne, Ariane, et je m’étais identifiée à ce personnage, à sa force, à son instinct de survie et à son refus d’être une victime. Dans cette histoire qui s’appuie sur le célèbre mythe du Minotaure, ce monstre enfermé dans un labyrinthe qui peut surgir à tout moment, j’étais avec Ariane quand elle a affronté Mino Torrès, qui veut l’étrangler et la violer, mais j’étais aussi dans la tête d’un homme horrible qui déteste les femmes. J’avais d’ailleurs trouvé très audacieux que l’écrivaine choisisse de se placer aussi dans la peau de l’agresseur.

Par pudeur, je n’ai jamais osé questionner Marie Hélène Poitras sur l’épisode le plus terrifiant de sa vie, mais elle me confirme que oui, ça lui est arrivé, à peu près comme dans le roman. Un inconnu s’est bel et bien introduit dans le premier appartement qu’elle a habité à Montréal et l’a attaquée. Elle a failli mourir, mais a réussi à se sauver. Le cauchemar, quoi. Cet homme, qui avait commis d’autres agressions, a été arrêté. Et Marie Hélène Poitras a commencé à écrire son premier roman dans un voyage en Europe qu’elle a payé avec l’indemnisation des victimes d’actes criminels ; elle est partie pour changer d’air et cesser d’avoir peur.

Dans cette période dégueulasse de ma vie, il y a eu aussi un voyage merveilleux de résilience, j’étais dans l’enivrement de ce voyage.

Marie Hélène Poitras

Le prix Anne-Hébert

En 2002, l’heure était à l’autofiction, mais Marie Hélène Poitras a préféré la voie de la fiction pour raconter son traumatisme. C’est un choix qu’elle n’a jamais regretté, mais 20 ans plus tard, elle est prête à assumer publiquement l’inspiration autobiographique de ce roman. « C’était mon premier livre, et je n’avais pas envie d’être “taguée” comme victime, dit celle qui se souvient du traitement réservé à Nelly Arcan par les médias. Je me sentais plus comme une héroïne qui avait réussi à surmonter cela. J’ai vraiment pensé que c’était ce qu’il fallait que je fasse. J’ai pu vivre et écrire ensuite en me sentant plus libre. La littérature, c’est toute ma vie, et j’ai fait un choix de littéraire, j’ai découvert qu’écrire, pour moi, c’était aller à l’extérieur de moi. Je ne voulais pas que les lecteurs aient pitié, qu’ils voient mon visage en lisant le livre. Je voulais tester mes aptitudes d’écrivaine, et si les gens avaient eu juste pitié, je n’aurais pas su si le livre était bon. »

Marie Hélène Poitras se rappelle certaines critiques paternalistes – on lui a notamment dit que ce n’était pas réaliste qu’Ariane s’en sorte aussi bien. Elle a senti un changement dans la réception de son premier livre quand elle a reçu le prix Anne-Hébert, un cadeau inespéré, parce qu’elle se considère comme la plus grande fan de l’auteure de Kamouraska. Pour l’anecdote, ce prix avait été remis par Marie-Claire Blais, alors présidente du jury, qui s’est avérée une alliée. Marie-Claire Blais devait d’ailleurs écrire la préface de cette réédition, mais elle est morte brusquement avant d’avoir pu envoyer son texte.

Il n’est jamais facile pour un écrivain de relire son premier livre. Marie Hélène Poitras conserve son affection pour ce roman qui a été une expérience cathartique. « C’est un premier roman, avec ses forces et ses faiblesses, qui voulait déranger. Je me souviens que les gens ne savaient pas trop que faire de cet ovni, le côté amoral avait dérangé du monde. J’aime beaucoup les premiers romans, il y a toujours quelque chose qui veut crier, briser quelque chose. Je ne sais pas comment expliquer ce qu’il m’a fait, mais c’est comme si ce qui m’était arrivé avait été enfermé dans un livre et que j’étais libérée de ça. Je me suis presque bernée moi-même. Une de mes dernières phrases affirmait que l’important, c’était que le Minotaure reste enfermé dans le labyrinthe du roman. C’est quand même spécial, l’impact de l’écriture sur notre sentiment du réel. »

De petits changements

Pour cette réédition, accompagnée d’une postface qui raconte la genèse du roman, l’écrivaine a fait quelques modifications, des trucs qui la dérangeaient, mais le changement majeur est que le diptyque est complètement inversé, tel qu’elle l’avait voulu au départ. Elle avait accepté de bonne grâce pour sa première publication que l’histoire commence avec Mino Torrès et se termine de façon plus lumineuse avec Ariane ; c’est maintenant le contraire. « On m’a reproché à l’époque le manque de sanction dans cette histoire. On se demandait aussi pourquoi le psychopathe avait droit à autant d’espace que sa victime. »

Ce livre-là est brutal et amène un certain inconfort. J’étais étudiante et je tripais sur des écrivains qui mettent leurs lecteurs au défi. J’avais envie de créer un effet, de déstabiliser, qu’il y ait une réaction émotive à l’histoire que je racontais.

Marie Hélène Poitras

« Pourquoi finir sur une note rassurante parce que Ariane s’en sort ? Il y a encore de la violence et des agressions, personne ne devrait vivre ça, je ne vois pas pourquoi je rassurerais les gens à un niveau ou un autre. Je trouve que c’est plutôt honnête de finir ainsi. »

« Je ne connaissais pas ça, la violence, poursuit-elle. Ça ne faisait pas partie de mon univers. Quand ça t’arrive, tu ne comprends pas, tu te demandes : “Pourquoi moi ?” Je considère que cette attaque-là que j’ai vécue est une attaque contre toutes les femmes. Ça visait le féminin, c’est comme ça que je le comprends. »

Soudain le Minotaure n’a-t-il pas été à la fois le fil d’Ariane pour sortir d’un traumatisme et le sésame qui a ouvert la porte à sa carrière d’écrivaine ? « Tellement ! répond-elle avec enthousiasme. J’ai consulté une psychologue, mais on aurait dit que ça ne m’aidait pas. C’est arrivé à d’autres écrivains de transfigurer un trauma comme ça. Ce livre a changé ma vie à plusieurs niveaux. »

Pour ma part, il m’a fait connaître l’une de mes écrivaines préférées. Avec cette réédition, une nouvelle génération découvrira Marie Hélène Poitras, et peut-être même une résonance avec ses préoccupations.

Soudain le Minotaure

Soudain le Minotaure

Alto

176 pages