« Sais-tu où j’ai mis le roman d’Anaïs Barbeau-Lavalette ?

— Femme fontaine ?

— Femme forêt, épais ! »

Au chalet avec mon chum, les livres traînent partout. Des fois, on pique celui que l’autre est en train de lire. S’il n’était pas entouré de tous ces livres que mon travail me fait ouvrir, il n’aurait probablement pas dépassé les années 1950 en littérature et il y aurait bien peu de femmes dans son palmarès. Il vient de découvrir Là où je me terre de Caroline Dawson et il a beaucoup aimé, même s’il a des vers d’oreille de Passe-Partout maintenant.

On est là, chacun dans notre coin, à tourner les pages et, rendu au souper, on jase de nos lectures. Pour Femme forêt d’Anaïs Barbeau-Lavalette, je suis obligée de lui dire que je ne suis pas une « femme forêt » et qu’il n’est pas un « homme chêne » capable de m’aider à accoucher en urgence dans un stationnement (un gros moment du récit). Nous sommes deux hosties d’urbains normalement névrosés, et j’ai un stérilet.

Mais il n’était pas question qu’on revive un couvre-feu pendant les Fêtes dans les rues vides et glauques du centre-ville de Montréal.

J’ai une mentalité de locataire, j’ai toujours été à loyer, et c’est sur un coup de tête que j’ai acheté cette modeste maison de campagne où l’on va depuis 20 ans, quand notre ami Gégé qui l’occupait est mort. Forcément, puisque je ne sais pas conduire. C’est ma seule possession au monde, que je continue de découvrir depuis que j’en ai l’entière responsabilité (j’ai enfin trouvé les breakers). J’avais trois soirées de prévues dans le temps des Fêtes, toutes annulées quand les cas de COVID ont grimpé. Je ne voyais pas de meilleure façon de traverser cette autre vague qui plombe le moral général que d’aller me réfugier à la campagne.

Nous avons vécu le premier confinement entièrement en ville, mais là, on n’en peut tout simplement plus. Se voir la face 24 heures sur 24 en appartement n’est pas bon pour le couple, aussi bien aller tourner en rond ailleurs si on le peut.

Finalement, cet achat est le meilleur investissement que j’ai pu faire quelques années avant cette crise sanitaire. Un coup de chance. De toute façon, il n’y a plus rien d’achetable à Montréal. La plupart des gens qui m’entourent vivent ici à l’année. Pour eux, ce n’est pas de la chance, c’est un choix de vie, et je dirais qu’il est avantageux en temps de pandémie. Les seules personnes que je ne comprends pas, ce sont celles qui sont quand même parties dans le Sud ou en croisière.

Le couvre-feu évacue la complexité des enjeux sociaux en milieu urbain. Appliqué à partir de 22 h après avoir tapé les 17 000 cas, en plein mois de janvier quand tout est fermé, alors qu’on demande à des employés contaminés d’aller travailler quand même, ça ressemble à un geste politique un peu désespéré.

Ici, à la campagne, si je sors à minuit, il ne se passera strictement rien — ma petite shih tzu dort dès 22 h de toute façon. La police ne fait pas de surveillance, le territoire est trop vaste pour une population bien moindre.

Et puis, j’ai créé quelques bonnes relations dans mon patelin. Je dois être l’une des très rares à ne pas savoir conduire dans cette contrée où on n’a pas le choix d’avoir une voiture. Si je suis mal prise, l’indispensable Luce de l’épicerie d’Entrelacs accepte de me dépanner de temps en temps avec une livraison parce que c’est sur son chemin quand elle revient de travailler.

Je la laisse toujours choisir ma bouteille de bordeaux, car elle a bon goût.

Dans les Laurentides et Lanaudière, là aussi, tout le monde connaît quelqu’un qui vient d’attraper la COVID, mais le confinement n’est pas le même.

Sur le lac des Îles, les gens ont créé des patinoires et des chemins où vont les familles. Autour de chez moi, les sentiers sont entretenus par les résidants, où on fait du ski, de la raquette, de la randonnée. Je marche cinq minutes et j’arrive en pleine forêt où je ne croise qu’un lièvre ou un renard, que je fais fuir parce que je tombe sur le cul dans les pentes glissantes avec mes mauvaises bottes.

PHOTO DOMINIC GUY, COLLABORATION SPÉCIALE

Dans les sentiers…

Ça me change de la rue Ontario ou de la Place Dupuis, du passeport vaccinal et des files d’attente.

On ne peut pas être plus dans une bulle que ça. Le chum, le chien et moi. Ça fait dix jours qu’on est ici, on n’a vu aucun être humain, sauf le technicien de Bell, qu’on a reçu masqués et les fenêtres ouvertes.

Je voulais vivre le deuxième couvre-feu loin de Montréal, mais sans rater le Bye bye. Ça fait cinq ans qu’on n’a plus la télé au chalet. J’ai appelé Vidéotron une énième fois pour savoir s’ils offraient le service dans mon coin, et c’est toujours non. Je fais affaire avec Bell qui ne baisse pas ses tarifs avec son monopole en région.

En tout cas, Jess, le technicien de Bell, est un jeune homme super sympathique, qui m’a installé ça la veille du jour de l’An. Il m’a laissé son numéro de cellulaire si le terminal ne téléchargeait pas après deux heures d’attente, ce qui arrive, dit-il, 1 fois sur 50 clients.

Évidemment, ça m’est arrivé. Et je pestais contre Bell qui allait me faire rater mon réveillon télévisuel.

J’ai appelé Jess, qui m’a dit quoi faire, j’entendais ses bottes crisser dans la neige au téléphone, et tout est rentré dans l’ordre.

Je ris, parce que si j’avais eu Helix, j’aurais fait partie des fâchés qui ont raté En direct du jour de l’An.

Et tout ça à cause d’une alerte du gouvernement qui m’a fait sauter jusqu’au plafond, alors que j’étais dans le silence de la campagne, plongée dans ma lecture de Joan Didion. Nous nous racontons des histoires afin de vivre… C’est de ma faute, il faut savoir fermer le cellulaire si on veut la paix. Mais sérieux, un scénariste n’aurait pas pu écrire un truc pareil. Tout le monde est en colère contre le gouvernement (les vaccinés comme les antivax), tout ce qu’il reste un 31 décembre, c’est France Beaudoin qui réussit toujours à nous faire brailler, et le gouvernement lance une alerte qui vient fucker le signal d’Helix. Ça fera un formidable sketch au prochain Bye bye, j’espère.

Par contre, j’aurais bien aimé rater la publicité gouvernementale qui tourne en boucle, celle où des gens portent un masque noir avec des mots comme « compassion », « bienveillance », « solidarité ».

On dirait qu’ils sont muselés par ces mots d’entraide qui sont en train de taper sur les rognons d’une population excédée. Surtout quand on sait maintenant que le slogan « ça va bien aller » est devenu une blague.

J’ai bien fait de venir me planquer ici, les plantes increvables étaient en train de ratatiner. Les mésanges, les geais et le pic-bois attendaient fébrilement qu’on remplisse les mangeoires. Mon ami Réjean, qui m’aide pour des trucs manuels, m’a souvent dit qu’une maison, on doit la faire vivre autant qu’en prendre soin. Il faut que l’eau coule, en tirant la chasse, en prenant une douche, en lavant la vaisselle. Il faut faire craquer les planchers, chauffer le four avec un bon repas, enlever la neige sur les escaliers de bois. Sinon, les choses rouillent, coincent, s’encrassent, pourrissent.

Une ville, c’est la même chose. Ça doit vivre et bouger pour que ça tienne. Ici, à la campagne, la nature grouille comme d’habitude, indifférente à la crise sanitaire et au couvre-feu. Montréal en pénitence ne me manque pas, j’ai presque peur d’y retourner et de constater les dégâts, comme quand je délaisse trop longtemps le chalet.