Chez nous, la veille de Noël est sacrée. Sur le coup de minuit, il faut que ma mère nous embrasse, voilà son film Hallmark préféré. Mon frère et moi avons le droit d’aller ailleurs le 25 décembre ou au jour de l’An, mais pas le 24 au soir, c’est la règle qu’on ne doit pas transgresser.

Dans toute ma vie, j’ai raté deux fois ce rendez-vous plus maternel que religieux, bien que j’aie dû subir la messe de minuit jusqu’à 14 ans. En 2015, lorsque j’étais en stage à Paris, et en 2010 parce que je voulais vivre Noël en Haïti. En vérité, c’est bien plus le 1er janvier qu’on célèbre en Haïti, puisque c’est la fête nationale, la date anniversaire de l’indépendance, où l’on mange la fameuse soupe joumou, dont la recette vient tout juste d’entrer officiellement dans le patrimoine universel de l’humanité. L’un des plus beaux souvenirs de ma vie, même si ma mère m’en veut encore un peu de lui avoir fait faux bond. J’étais allée à la messe qui se tenait sous une tente à Jacmel, car les églises étaient effondrées. Bouleversée par les chants des Haïtiens qui priaient Jésus dans la catastrophe… et de ne pas être avec ma famille pour la première fois.

Je ne pourrai pas refaire le coup cette année à ma mère. Je n’ai pas pris l’avion depuis deux ans, ce qui ne me cause aucune tristesse puisque les personnes les plus chères à mon cœur sont au Québec. Mais je pense beaucoup à ceux dont la famille est ailleurs, qui espéraient pouvoir enfin retrouver la parenté qu’ils n’avaient pu voir l’an dernier. Ma compassion va bien plus aux gens de toutes les diasporas qu’aux touristes, disons.

Omicron avance comme un bulldozer et bousille les plans de tout le monde. Et ça passe mal, très mal. Je n’ai jamais vu le moral collectif aussi bas.

Le mien ? Pas si pire, je vous dirais. Je ne m’étais fait aucun espoir, je verrai seulement ma mère et mon frère, comme en 2020. Je pense aussi qu’il me reste quelques trucs de mon éducation catholique imposée par ma mère, qui a voulu que je fasse tous mes sacrements pour soi-disant m’éviter des problèmes si je voulais me marier à l’église un jour.

De cette éducation, j’ai probablement gardé la meilleure part quand je suis devenue une sorte d’athée à l’adolescence. L’amour de son prochain et le sens du partage, par exemple. Depuis 15 ans, j’avais pris le relais de mes parents, c’est souvent moi qui recevais à Noël, auquel je tentais de redonner un sens un peu chrétien pour ne pas devenir blasée. La porte était ouverte à n’importe qui. J’ai réussi à convaincre les membres de ma famille élargie d’arrêter de courir les magasins, souvent grippés et exténués, en claquant leurs cartes de crédit pour acheter des trucs dont on n’a jamais besoin, fabriqués dans des usines du tiers-monde, pour des échanges de cadeaux où on ne sait pas quoi se donner – j’ai déjà reçu un rasoir électrique pour les poils de nez. C’est magique de voir des enfants ouvrir leurs cadeaux, mais pour nous, les adultes, n’est-ce pas de se retrouver autour d’un bon repas arrosé qui est le vrai cadeau ? Je n’ai pas besoin d’un kit de sels de bain, mais apporte ta fameuse salade de macaronis, c’était ça, l’idée. J’ai passé pour une cheap au début (Pierre-Yves McSween me comprendrait) et puis c’est devenu naturel, et même une délivrance. L’un des Noëls où j’ai le plus ri, c’est lorsqu’on a quand même fait un échange de cadeaux avec juste des cochonneries qu’on ne voulait plus chez soi. J’ai encore cet horrible Pierrot en céramique des années 1980 sur lequel j’étais tombée.

Et là, je me rends compte en déballant mes souvenirs que ce ne sont pas vraiment les Noëls d’antan qui me manquent, mais de recevoir. Le Noël d’il y a seulement deux ans. J’ai un pincement au cœur en me rappelant que ça ne me tentait pas, parce que j’avais une sale grippe. Les invités étaient partis tôt pour m’éviter une hospitalisation (et la contamination). Je ne savais pas que c’était la dernière fois avant la pandémie.

Il me reste aussi de cette éducation une idée de la charité chrétienne et sœur Louise. Elle est la seule religieuse que j’ai connue dans ma vie, et elle a aujourd’hui 87 ans. Elle a été de toutes les célébrations importantes de ma famille quand j’étais petite, jusqu’aux funérailles de mon père pour nous soutenir.

Sœur Louise vit dans une résidence du quartier Villeray pour continuer d’œuvrer auprès de la communauté latino-américaine, à laquelle elle a consacré son existence. Je l’ai appelée cette semaine parce que ça faisait très longtemps que je lui avais parlé. Et aussi pour qu’elle me rappelle le sens originel de Noël. « Pour ceux qui ont la foi, Noël, c’est le mystère, m’a-t-elle répondu de sa voix douce qui n’a pas changé. Le mystère de l’incarnation de la naissance de Jésus. Son message est un message d’amour et de partage. Qu’il faut, au fond, vivre dans la joie et dans la préoccupation pour les autres. Je crois que ce message-là peut nous transformer et transformer les sociétés. »

Finalement, j’ai plutôt bien retenu mes cours de catéchèse. Nous sommes évidemment atterrés par ce variant qui vient scrapper Noël, mais si l’on pense aux autres et au partage, si l’on se soucie un tant soit peu du personnel de la santé à bout de souffle, annuler cette célébration lui donne tout son sens, au fond.

Ce serait bien le comble qu’on anéantisse le système de santé qui ne tient qu’à un fil parce que le Québec laïque tient à une fête catholique. « Noël n’est pas quelque chose qui ne passe qu’une fois, il y en aura d’autres, dit sœur Louise. Il faut penser au bien commun. Quand j’étais enfant, et qu’il y avait quelqu’un de malade ou qu’une famille avait vécu un incendie, tout le monde allait aider. On appelait ça des corvées et personne n’était payé. On ne construit pas une société quand on vit chacun pour soi. Les droits individuels, c’est bien et il faut les défendre, mais il y a aussi les droits communs qu’il faut défendre, parce que c’est ce qui permet la vie. »

En ce Noël 2021, la seule corvée qui nous est demandée est de rester à la maison, avec les gens de notre bulle. Par charité, chrétienne ou non, pour le système de santé au bord du gouffre dont nos proches pourraient avoir besoin, et pas seulement s’ils attrapent la COVID-19. Je crois un peu à la résurrection qui suivra cette corvée.

Passez un doux Noël, faites attention à vous. Et aux autres.