Avant même la sortie du documentaire Dehors Serge dehors le 19 novembre, auparavant présenté dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) qui s’ouvrent ce mercredi, un certain émoi s’est emparé des réseaux sociaux. À la seule vue de la bande-annonce, où l’on apprend que le comédien Serge Thériault, en proie à une grave dépression, n’est pas sorti de chez lui depuis six ans, on s’est inquiété que tout cela ne soit que du voyeurisme. Or, il n’en est rien, au contraire.

Un titre un peu sensationnaliste d’une revue à potins, selon lequel Serge Thériault aurait été filmé à son insu, a mis le feu aux poudres, pensent les réalisateurs Martin Fournier et Pier-Luc Latulippe, qui semblent très surpris (et un peu dépassés) par le grand intérêt que leur film provoque. C’est la première question qu’on leur pose sans arrêt, si Serge Thériault approuve ce documentaire. La réponse est oui, essentiellement pour sa conjointe, paraît-il, mais il ne veut pas le voir. « Il n’est pas prêt », explique Martin Fournier.

Je vous rassure tout de suite, on est loin ici du documentaire formaté pour la télé avec des images d’archives où, après la pause, une vedette sombre dans l’enfer de la drogue.

C’est plutôt l’un des films les plus bouleversants que j’ai pu voir sur l’impact de la maladie mentale auprès des proches d’une personne en grande souffrance.

Dehors Serge dehors, tourné librement pendant trois ans par des cinéastes indépendants, est hors normes, sans voyeurisme, et d’une grande beauté, qui fait honneur aux meilleures heures du cinéma documentaire québécois. Je l’ai regardé deux fois pour en saisir toute la profondeur.

On comprend cependant pourquoi il suscite tant de curiosité. Tout le monde se demande où est Serge Thériault, l’un des comédiens les plus talentueux et aimés du Québec, un joyau national. Serge Thériault, c’est Ding et Dong, c’est Môman de La Petite Vie qui passe encore à la télé, c’est le père inoubliable du film Gaz Bar Blues. Le titre Dehors Serge dehors est un clin d’œil à ce que Ding et Dong chantaient à la fin des Lundis des Ha ! Ha !, quand ils invitaient le public à sortir du Club Soda. « Dehors mon public, dehors… »

Ce projet est né de l’admiration et de l’amour qu’avaient Martin Fournier et Pier-Luc Latulippe pour le comédien. Ils se sont présentés chez lui avec une plante en cadeau et un vague souhait de travailler avec lui, mais ils sont plutôt tombés sur sa conjointe, Anna Suazo, qui leur a expliqué la situation. Serge ne voulait voir personne et ne sortait plus de la maison.

« Elle nous a beaucoup touchés, explique Pier-Luc Latulippe. On la trouvait très forte. Pour elle, c’est normal de s’occuper de lui. Une beauté émanait d’elle, mais on la sentait en même temps très seule. On a décidé de rester en contact, tout bonnement pour prendre des nouvelles. On ne pouvait pas la laisser dans cette situation-là. Comme êtres humains, on trouvait ça difficile de juste s’en aller. »

À bout de ressources, Anna attendait une sorte de miracle pour sortir son conjoint de sa léthargie, et ce miracle est peut-être ce film pudique de 67 minutes, où l’on ne voit pratiquement pas le comédien, mais ceux qui se soucient de lui. On comprend alors le quotidien des proches aidants, à qui ce film est consacré. Combien eux-mêmes peuvent être seuls alors qu’ils sont le dernier rempart pouvant empêcher quelqu’un de tomber définitivement dans le gouffre. « Nous avons appelé des psychologues, des psychiatres, des centres communautaires, se souvient Martin Fournier. Après un an ou deux, on n’avait pas de solution, on ne trouvait pas ce qu’on pouvait faire pour aider Anna à traverser ce truc-là et aider Serge, d’une certaine façon. Serge ne veut pas recevoir d’aide. Comment tu aides quelqu’un qui souffre et qui ne veut pas être aidé ? Nous étions désemparés. Mais on s’est dit que peut-être le miracle attendu par Anna allait se produire pendant le film. »

Les réalisateurs n’ont pas voulu revisiter le passé du comédien ou faire des entrevues avec ses collègues, mais documenter ce qui arrivait au présent. Ainsi, ils se sont rapprochés d’Anna, mais aussi de Mélina, la fille adolescente de Serge et d’Anna, qui aimerait tant que son père puisse aller mieux. Enfin, ils ont découvert Robert et Jolande, un couple qui habite l’appartement sous celui de Serge Thériault et qui lui vient en aide régulièrement. Des gens pleins de candeur, touchants dans leur bonté, sur qui Anna, Mélina et Serge peuvent compter.

PHOTO FOURNIE PAR CHEVAL FILMS

Jolande, Anna et Robert

Le cinéaste Jacques Godbout a déjà dit qu’en tournant un documentaire, si on rencontre un obstacle ou un problème, il faut le filmer, ce que Fournier et Latulippe ont fait, en ne filmant pas Serge Thériault qui, de toute façon, n’aurait pas voulu. Une grande partie du film se déroule chez Robert et Jolande, témoins de la présence spectrale de Serge Thériault, qui vit au-dessus de leurs têtes. Il est très particulier de constater ce type de confinement alors que nous sortons péniblement de celui de la pandémie, qui a duré bien moins que six ans. Ce que le mal de vivre peut faire est tragique.

Comment va Serge Thériault aujourd’hui ? Les réalisateurs estiment que ce n’est pas à eux de répondre, mais à Anna, tout en ajoutant que dans la maladie mentale, il y a des hauts et des bas.

Il faut comprendre que même si la planète au complet t’adore, la dépression a ceci de terrible qu’elle fait souffrir, peu importe la plus grande sollicitude qui n’en demeure pas moins essentielle.

Martin Fournier et Pier-Luc Latulippe souhaitent simplement que le public reçoive leur film avec amour, parce que c’est avec amour qu’ils l’ont tourné. « Il y a encore des gens qui ont du cœur, comme Anna et Robert, constate Martin Fournier. Je la trouve extraordinaire, cette femme, je veux mettre le spotlight sur elle, qu’on dise que c’est une personne plus grande que nature. » « Nous avons été touchés par l’histoire de ces gens-là, poursuit Pier-Luc Latulippe. On dirait que ça donne une certaine forme d’espoir en l’être humain, des gens qui sont bons. »

Voilà exactement ce qu’inspire Dehors Serge dehors : de l’amour et de l’espoir.

Avouons que de nos jours, ça se fait rare.

Le documentaire Dehors Serge dehors sera présenté le 13 novembre à 18 h au Cinéma du Musée, et en ligne du 14 au 17 novembre pendant les RIDM, avant de prendre l’affiche le 19 novembre.