Mike Ward a remporté de justesse son pari, mais il aurait tort de pavoiser. Si le contexte artistique de ses blagues « répugnantes » sur Jérémy Gabriel a été déterminant afin d’établir qu’elles n’étaient pas discriminatoires, cela ne saurait se traduire par une forme d’impunité pour les humoristes à l’égard des personnalités publiques, a rappelé vendredi la Cour suprême du Canada, en tranchant en faveur de Ward dans le procès qui l’opposait à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

« La liberté d’expression ne saurait conférer à l’artiste un degré de protection supérieur à celui de ses concitoyens », a précisé la Cour, en ajoutant que la liberté artistique n’était « pas une catégorie à part entière, dont le statut serait supérieur à celui de la liberté d’expression générale ».

Je l’écrivais, il y a cinq ans, et je le répète : le jugement du Tribunal des droits de la personne dans l’affaire Ward-Gabriel a créé un dangereux précédent et mis en lumière la tendance de l’époque à la judiciarisation et à la rectitude politique. Cette décision aurait pu, à terme, avoir des conséquences fâcheuses pour la liberté d’expression, notamment celle des artistes. En ouvrant la porte à des décisions subséquentes, plus restrictives, qui auraient pu être assimilables à de la censure. Ce qui, a rappelé vendredi la Cour suprême, n’est pas l’objectif de la Charte des droits et libertés de la personne.

Le rôle de la Commission des droits de la personne dans cette affaire a, à juste titre, été contesté. La Commission n’était pas au départ l’organisme le mieux choisi pour faire valoir les droits de Jérémy Gabriel. La Commission s’est mêlée pour ainsi dire de ce qui ne la regardait pas directement, par des mécanismes détournés de leur sens premier.

Aurait-il mieux fallu porter cette affaire devant un tribunal judiciaire dans une poursuite en diffamation plutôt que devant un tribunal administratif pour des motifs de discrimination ? Certainement, tranche la Cour suprême. « Le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation » (en italiques dans le texte), rappelle-t-elle.

Les cinq juges majoritaires du plus haut tribunal du pays ont déterminé, tout comme le juge de première instance, que Mike Ward avait choisi de faire des blagues sur Jérémy Gabriel non pas en raison de son handicap, mais plutôt parce qu’il est une personnalité publique. Cette distinction aurait pu à elle seule les décider à donner raison à l’humoriste.

Même si Ward s’était moqué de Gabriel en raison de son handicap, estime la majorité, il faut situer ses propos dans leur contexte. Ils ne peuvent, selon la Cour, « être pris au premier degré » par une personne « raisonnablement informée ». « Bien que M. Ward prononce des méchancetés et des propos honteux liés au handicap de M. Gabriel, ses propos n’incitent pas l’auditoire à traiter celui-ci comme un être inférieur », croient les juges majoritaires. Ces blagues, même si elles sont de mauvais goût, cherchent à divertir, mais « ne font guère plus que cela », écrivent-ils.

La majorité de la Cour estime en l’occurrence que le droit à la sauvegarde de sa dignité de Jérémy Gabriel n’a pas été compromis. Des propos blessants, et un préjudice subi par une personne, précisent les juges majoritaires, sont insuffisants pour constituer une discrimination « lorsque les effets sociaux de la discrimination, comme la perpétuation de préjugés ou de désavantages, sont absents ».

La liberté d’expression est un droit fondamental qui doit être protégé à tout prix. La plus récente décision de la Cour suprême vient certainement renforcer ce principe, avec une interprétation large. « La liberté d’expression présuppose […] la tolérance de la société envers les expressions impopulaires, désobligeantes ou répugnantes », rappellent les juges majoritaires. Il est donc nécessaire, pour qu’elle soit restreinte, qu’il y ait un « degré de gravité élevé qui ne banalise pas la notion de dignité ».

Il n’en demeure pas moins que la liberté d’expression n’est pas absolue au Québec et au Canada. Aussi, à l’instar des quatre juges dissidents dans cette affaire, je me demande si le fait de se moquer publiquement et à répétition d’un enfant handicapé n’atteint pas ce degré de gravité qu’évoque la majorité. Dans son spectacle Mike Ward s’eXpose, au cœur du litige, l’humoriste s’est moqué – pendant trois ans et quelque 230 représentations – du handicap de Jérémy Gabriel, né prématurément et atteint du syndrome de Treacher-Collins, à l’origine de ses malformations et d’une surdité grave. Ward a notamment déclaré que la maladie de Gabriel, c’était qu’il « est laitte », et qu’il avait essayé de le noyer, mais qu’il n’était « pas tuable ».

Ces blagues ont été reprises en format DVD et dans des capsules web populaires. Jérémy Gabriel, qui avait 13 ans à l’époque du spectacle, a été la cible de moqueries, a souffert de détresse psychologique et a songé au suicide.

« Cette affaire concerne le droit de personnes vulnérables et marginalisées, particulièrement les enfants handicapés, de ne pas être l’objet d’humiliation, de cruauté, d’intimidation et de dénigrements publics les ciblant de façon particulière sur la base de leur handicap, ainsi que l’atteinte dévastatrice à leur dignité qui en résulte », estiment les juges dissidents, en rappelant qu’il n’y a pas que les propos haineux qui peuvent ouvrir la voie à un recours en justice.

J’ai tendance à croire, comme eux, que l’atteinte à la dignité de Jérémy Gabriel aurait pu être jugée suffisamment grave pour justifier une limite à la liberté d’expression de Mike Ward. Et je suis loin d’être convaincu, contrairement à la majorité de la Cour, que la « perpétuation de préjugés ou de désavantages » est absente dans cette affaire.

Si se moquer d’un enfant handicapé, opéré au moins 23 fois sous anesthésie générale depuis sa naissance, n’est pas une limite raisonnable à la liberté d’expression, je me demande bien ce qui peut constituer une limite raisonnable.

J’ai regardé les trois heures de plaidoiries devant la Cour suprême dans cette affaire. L’avocat de Mike Ward, MJulius Grey, y faisait une distinction entre le numéro de son client sur un enfant handicapé (« Y meurt pas, le petit tabarnak ! ») et les blagues de Dieudonné sur des Juifs, qui relèveraient, selon lui, du discours haineux déguisé en humour. Ce qui est bon pour les uns ne l’est pas pour les autres, semble-t-il.

« Peut-être qu’à une certaine époque, on a pu tolérer certains propos discriminatoires et dénigrants […]. Celle où l’on exploitait le handicap de certaines personnes pour divertir la population est révolue », écrivaient les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec dans leur décision, en 2019. Ils ont manifestement parlé trop vite.

Jérémy Gabriel a accepté le verdict vendredi, avec humilité et dignité. Souhaitons que Mike Ward en fasse autant et qu’il évite d’en rajouter sur le compte de sa victime, ce qu’il n’a cessé de faire pendant toute la durée du processus judiciaire. Le discernement, malheureusement, n’est pas sa plus grande qualité. S’il est une chose que ne pourra changer aucune décision du tribunal, c’est que les blagues de Ward sur Gabriel étaient immondes, odieuses et, comme l’écrivent eux-mêmes les juges majoritaires de la Cour suprême, répugnantes.