Michel Jean a longtemps été pour moi, et pour beaucoup d’autres, un journaliste et un chef d’antenne qui écrivait des romans dans ses temps libres. Des romans que je ne lisais pas, puisque ma spécialité était d’interviewer des auteurs inconnus, sans aucun avantage médiatique. Mon penchant a toujours été aux écrivains qu’on ne voit que très rarement à la télé.

J’aurais pu me rattraper alors que je sautais dans le train de la littérature autochtone, qui a explosé à partir des années 2000, mais Michel Jean n’a pas beaucoup mis de l’avant ses origines innues quand il a entrepris sa carrière. Il a souvent expliqué qu’à l’époque, il ne voyait pas vraiment d’avantages à le faire, et ça se comprend, dans le contexte d’un environnement ignorant, voire méprisant, envers les Autochtones.

D’une certaine façon, Michel Jean a lui-même été transformé par l’irruption de nombreuses voix littéraires des Premières Nations, et ce n’est pas pour rien qu’il a renommé son roman Elle et nous, paru en 2012 et qui porte sur sa grand-mère, Atuk, elle et nous, pour sa réédition. Ce n’est pas de l’opportunisme, puisque c’est par la littérature que Michel Jean s’est réapproprié son histoire personnelle et son identité. La langue de ses ancêtres, qu’il n’a pas pu apprendre, est l’une de ses blessures intimes, un héritage qu’on lui a dérobé.

Et puis, il y a eu Kukum, auréolé du prix France-Québec en 2020. Un phénomène plutôt rare dans le monde de l’édition, du même calibre que La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Ce genre de livres portés par le lectorat, qu’on donne en cadeau, qui passe de main en main. Un immense succès qui a fait de Michel Jean une figure en vue en Europe, notamment à la récente foire du livre de Francfort, où tout le monde se l’arrachait.

Or, rien ne me fascine plus que « l’influence d’un livre » – d’après le titre de ce que l’on considère comme le premier roman de la littérature québécoise, écrit par Philippe-Aubert de Gaspé fils en 1837…

Quand j’ai appris que la maison d’Almanda, l’arrière-grand-mère de Michel Jean, l’héroïne de Kukum, était prise d’assaut cet été par les touristes à Mashteuiatsh (ce qui, d’ailleurs, déstabilise ses occupants actuels), j’étais hilare. Imaginez ce que ça va être si l’adaptation de Kukum prévue pour la télé rejoint un public encore plus large, et quand les touristes européens vont débarquer après la pandémie !

Voilà ce que je veux dire par « l’influence d’un livre ». Avec Kukum, Michel Jean, l’une des voix masculines de la littérature innue plutôt dominée par les femmes depuis An Antane Kapesh, a réussi quelque chose qu’aucun documentaire, reportage ou livre d’histoire ne pourra jamais faire : toucher vraiment le cœur des gens.

Mais pourquoi ce livre-là en particulier ? Parce qu’il nous casse en deux, à mon humble avis. C’est une belle histoire d’amour qui fait le chemin inverse des romans de la terre, lorsque Almanda, une Blanche, tombe amoureuse d’un jeune innu et adopte le mode de vie de sa communauté. Un mode de vie difficile, mais tellement plus libre que celui des agriculteurs.

Contrairement à Émilie Bordeleau des Filles de Caleb (un autre immense phénomène littéraire du Québec), malheureuse que son Ovila préfère le bois à la ferme, Almanda file le parfait bonheur avec son homme au grand air.

Pendant les trois quarts du roman, on se promène sur le territoire avec elle et son peuple, des enfants naissent, des vieux meurent, on sent le passage des saisons, la fierté et la joie de cette femme dans son apprentissage, on respire avec elle. Et puis, paf ! Tout ça est brutalement enlevé aux Innus (et aux lecteurs) par la destruction des habitats et la sédentarisation forcée dans les réserves. On ne l’accepte tout simplement pas, ce qui nous rend complètement solidaires de la résistance d’Almanda, qui a tenu tête jusqu’à sa mort.

J’ignore si le nouveau roman de Michel Jean, Tiohtià:ke (le mot mohawk pour désigner Montréal), aura le même fabuleux destin que son précédent, mais il est dans la continuité de cette porte ouverte par Kukum. Le sujet est plus dur et plus sombre, l’itinérance urbaine, très peu vendeur médiatiquement, encore moins lorsqu’elle est autochtone. Michel Jean en sait quelque chose, comme journaliste. Mais il poursuit son œuvre utile, car Tiohtià:ke, qui sort ce mercredi, montre les conséquences aujourd’hui de ce qui est raconté dans Le vent en parle encore et Kukum. On apprend plein de choses dans cette histoire où l’on suit Élie Mestenapeo, un jeune innu en errance à Montréal après sa sortie de prison. Une peine de 10 ans pour avoir tué son père violent qui battait sa mère, mais la punition est plus lourde dans sa communauté, qui l’a banni pour toujours.

Qu’est-ce qu’une ville comme Montréal représente pour un Autochtone, lorsqu’il n’a connu que la vie dans une réserve ? Pourquoi les femmes fuient-elles les problèmes de leurs communautés (liés au traumatisme des pensionnats) pour finalement subir la violence urbaine et disparaître dans l’indifférence générale ? Pourquoi tous les itinérants, qu’ils soient Innus, Atikamekw, Cris ou Inuits, se réunissent-ils aux mêmes endroits, parfois à l’ombre des monuments aux « grands » hommes qui les ont dépossédés, malgré leurs langues différentes ? Quel aurait été le destin d’Élie s’il n’avait pas grandi dans la réserve, comme Lisbeth, la femme qu’il aime, devenue la première médecin inuk, mais dont la mère, qui l’a mise en adoption pour lui éviter le pire, vit dans la rue ?

Si Michel Jean a su ouvrir les yeux de milliers de lecteurs avec Kukum, peut-être réussira-t-il à changer ce regard peu compatissant que nous jetons sur ces femmes et ces hommes qui souffrent – mais qui s’aident – au cœur de la cité.

Parce que, j’insiste, il ne faut jamais sous-estimer l’influence d’un livre…

Tiohtià:ke

Tiohtià:ke

Libre Expression

240 pages