Parmi mes amis précieux, il y a Victor Pilon. Depuis des années, il forme avec Michel Lemieux (un autre ami cher) un tandem de créateurs fascinants.

On leur doit une foule de créations scéniques, de projets fous et démesurés, des expériences audacieuses qui bravent les conventions et les technologies. Ces deux gars sont pour moi l’inventivité incarnée.

Il y a quelques années, Victor a senti le besoin de prendre un chemin parallèle, de monter seul en selle. Il voulait le faire à sa façon. Il voulait le faire pour se retrouver.

Il a trouvé ce chemin.

Depuis très longtemps, Victor est fasciné par le mythe de Sisyphe, homme condamné à pousser une pierre jusqu’au sommet d’une montagne et de la remonter chaque fois qu’elle redescend.

J’ai vu Victor pendant mes vacances. Il m’a parlé de ce projet complètement fou qu’il fera vivre au public montréalais dans quelques semaines.

Inspiré du mythe de Sisyphe, Victor transportera, à l’aide d’une pelle, 50 tonnes de sable. Une fois que la « montagne » sera formée, il la pellettera jusqu’au lieu où elle se trouvait. Et ainsi de suite.

Dans la cour de sa maison de campagne, dans la région de Petite-Nation, il s’entraîne à cette performance depuis deux ans. Nul besoin de vous dire que certains voisins pensent qu’il est un peu fêlé.

La performance de Victor s’échelonnera sur 30 jours (26 si l’on exclut les quatre lundis de pause qu’il s’offrira), à raison de sept heures par jour. Ce projet démentiel aura lieu dans un hall d’exposition du Stade olympique.

Le public sera accueilli dans une salle obscure ciselée par des éclairages et un environnement sonore soignés. Les spectateurs pourront circuler autour des buttes de sable et observer Victor à l’œuvre.

Et que va-t-il faire ? Il va pelleter. Tout simplement ça. Il va le faire sans relâche. « La faute de Sisyphe, c’est d’avoir fait preuve de vanité et d’arrogance, de se prendre pour un Dieu. Mais Sisyphe aime la vie, il n’accepte pas la finitude. Alors il roule sa pierre. »

Se nourrir des mythes

Victor m’a parlé de cet homme devant des piles d’ouvrages portant sur ce mythe, dont celui d’Albert Camus. « Cet auteur prend cette histoire et en fait une métaphore de la condition humaine. En fait, il nous dit que l’être humain a trois choix : soit il se suicide, soit il s’adonne à une religion qui lui offre un horizon d’éternité, soit il accepte l’absurdité de la vie, et par le fait même de la mort, en devenant Sisyphe. Une fois qu’on accepte ça, on est libéré. On trouve l’espoir. On accepte le mystère de la vie. »

Camus nous demande d’imaginer Sisyphe heureux. Car Sisyphe met de la créativité à rouler sa pierre. C’est sa vengeance. Il accepte son châtiment. Il ne forme qu’un avec sa pierre.

C’est cet état qui nous amène à vivre pleinement chaque instant de notre vie. Ce mythe, c’est la quête suprême du sens pour les femmes et les hommes, c’est le silence déraisonnable du monde.

Victor Pilon

Victor porte en lui ce projet depuis des années. Déjà à l’université, dans les années 1980, lorsqu’il était étudiant en arts visuels, il se nourrissait des grands mythes grecs. Il faut rappeler qu’avec Michel Lemieux, il a créé les spectacles Icare et Orféo.

Enfant, il osait formuler des questions à consonance existentielle. À ses parents, qui avaient momentanément dirigé les membres de la famille vers les Témoins de Jéhovah, le petit Victor avait dit : « Qu’est-ce qui te dit, papa, que nous sommes dans la bonne religion ? »

« Mon père a eu l’humilité de me dire qu’il ne le savait pas, dit Victor. À partir de là, je me suis mis à douter de tout et à me poser des questions. »

Comprendre la finitude

Cette idée de remplacer la pierre de Sisyphe par des buttes de sable est venue il y a plusieurs années alors que Victor faisait des travaux de construction autour de sa maison. « J’ai pelleté du sable pendant trois jours et j’ai trouvé que c’était franchement plate. Mais en même temps, j’ai trouvé cela thérapeutique. C’était sisyphéen. »

À cette époque, Sylvain Duguay, le compagnon de Victor, vivait encore. Mais un jour de février 2017, un accident de la route a brutalement séparé les amoureux. J’ai parlé de la mort de Sylvain dans une chronique qui dénonçait l’incroyable dangerosité de l’autoroute 50 qui relie Gatineau à Lachute.

Le travail de reconstruction que Victor a ensuite entrepris est passé par toutes sortes d’expériences et de lectures, des auteurs et des philosophes comme Schopenhauer, Spinoza, Pierre Bertrand, André Comte-Sponville et Camus l’ont ramené à ce mythe. « J’avais besoin de comprendre l’absurdité de la mort de Sylvain et de notre finitude. Je voulais trouver un sens à sa disparition. »

Victor ne veut pas que cette performance soit vue comme le sacrifice d’un homme pour son amant disparu.

C’est d’abord et avant tout un geste artistique. Et j’ai l’impression qu’il m’appartient. La mort de Sylvain m’a poussé à enfin le faire.

Victor Pilon

Ce projet devait avoir lieu dans une salle du Musée des beaux-arts. Mais Victor a appris le printemps dernier que ce ne serait pas possible pour des raisons techniques. On doit à Michel Labrecque, président-directeur général du Parc olympique, d’accueillir ce projet unique.

Victor retrouve donc ce lieu 21 ans après avoir créé une installation bouleversante lors d’un party Black’n Blue. Il avait eu l’idée d’installer au sol pas moins de 27 000 bougies qui formaient le ruban symbolisant la lutte contre le sida. Cela créait un parcours par lequel les spectateurs devaient passer, parfois en larmes.

Celui qui s’est forgé une bonne paire d’épaules au cours des derniers mois est pleinement conscient qu’il se rendra entièrement vulnérable au cours de l’expérience au Stade olympique, qui sera filmée au quotidien en vue d’un film d’art. Pour ce grand introverti, le fait de s’exposer au public pendant un mois avec pour seul moyen de communication une pelle et une montagne de sable est un geste totalement kamikaze.

Je l’avoue, c’est terrifiant. Mais en même temps, j’ai besoin de vivre ça. Je veux aller là. Je vais le faire avec mes défauts, mes faiblesses, mes craintes, mes peurs, mes bibittes. Je n’ai plus rien à perdre. J’ai perdu ce qui était le plus précieux dans ma vie.

Victor Pilon

À 63 ans, Victor Pilon se jette dans la gueule du loup. Il réalisera une chose incroyable qui le terrorise, mais qui fera sans aucun de lui un être humain différent. « Sisyphe a fait rouler une pierre sur une montagne. Moi, je veux déplacer la montagne. »

Je vous invite à aller voir Victor, à l’encourager, à aller vous nourrir de cette performance. Vous pourrez y aller plusieurs fois. L’expérience ne sera jamais la même.

Qui sait, peut-être que Victor vous tendra la pelle. Vous aurez alors la chance de devenir un peu Sisyphe. Et sentir que l’absurdité de la vie est une bête que nous devons apprendre à dompter.

Sisyphe, du 28 septembre au 27 octobre, au Hall d’accueil du Stade olympique, du mardi au dimanche, de 12 h à 19 h

Dans une version antérieure de ce texte, nous écrivions que Sylvain Duguay, le compagnon de Victor Pilon, était mort dans un accident de la route un jour de février 2010. C'est une erreur. Il est mort en 2017. Une version antérieure de cette chronique contenait aussi des erreurs sur les dates de l'évènement. Elles ont été corrigées.