J’ai versé du vin dans un verre et mis du Charlie Parker dans mes oreilles, en m’installant au lit avec le précieux document. Le premier manuscrit de Dany Laferrière, qui allait donner naissance à Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer – et à un écrivain.

« Faut lire Hemingway debout, Basho en marchant, Proust dans un bain chaud, Cervantès à l’hôpital, Simenon dans le train (Canadian Pacific), Dante au Paradis, Dostoievsky (sic) en Enfer, Miller dans un bar enfumé avec hot-dog, frites et coke… »

Camille, son agente, m’avait apporté dans l’après-midi ce manuscrit, dans un cartable où elle a pris soin de protéger chaque page. C’est stressant, un manuscrit original qui n’a pas vu la lumière du jour depuis plus de 35 ans. Il traînait dans les boîtes d’une amie de Dany depuis sa création, il m’a fait le cadeau de le lire. En tout cas, on ne peut pas le lire dans le bain, même si son auteur a toujours fait l’éloge de la lecture en baignoire. Mais ça m’émeut tout le temps, surtout que ça n’existe plus, ce genre de truc, depuis l’ordinateur.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le livre et le manuscrit

***

Le premier éblouissement n’est pas le texte, mais sa forme, avant même de lire. Tout Laferrière est déjà là, jusqu’à celui qui dessinera à la main ses livres, en artisan. L’amour de la littérature, du cinéma, du jazz, bien sûr, mais aussi l’écriture en fragments bien avant que ça ne devienne à la mode, le tout tapé fébrilement à la machine à écrire Remington, et surtout accompagné d’une multitude de photos d’artistes entourées de mots méticuleusement mis en page pour les contourner – et il tapait à un doigt ! Laferrière utilise les vrais noms de ses amis, par exemple Roland Désir, transformé en Bouba dans la version publiée en 1985, qui lui est d’ailleurs dédiée.

***

La citation en épigraphe de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer est tirée du Code noir français de 1685 qui affirmait que le Noir « est un meuble ». On ouvre le manuscrit sur une citation de Virginia Woolf (avec sa photo) : « It is a great thing being an ennuch as I am. »

Dans sa chambre à lui, il se trouvait des affinités avec l’auteure d’Une chambre à soi.

***

Nous avons donné rendez-vous à Dany Laferrière au carré Saint-Louis, qu’il considère comme son fief littéraire, près de l’appartement où il habitait quand il a écrit ce manuscrit. Le hasard est un grand écrivain, car c’est dans ce même immeuble, un peu minable à l’époque, que mes amis et moi allions acheter de la drogue à un pusher quand nous étions ados. J’étais en quête de mes premiers paradis artificiels en lisant Baudelaire sur le gazon du carré Saint-Louis. Un peu Miz Punk, Miz Littérature et Miz Suicide, au fond. Mais comment aurais-je pu savoir qu’avait vécu là un jeune Haïtien qui venait de publier sa bombe et que son œuvre allait me mener jusqu’en Haïti la veille du tremblement de terre de 2010 ?

***

Dany est arrivé au parc avec sa vieille Remington pour reproduire une fois de plus la photo en couverture de son premier livre, où on le voit sur un banc, pieds nus, avec sa machine à écrire, une bouteille de bière dans un sac de papier brun. Il traîne aussi dans un coffret les carnets de ses prochains livres, parce que la pandémie lui a donné la fièvre créatrice. Il en a écrit quatre ! « Une pandémie, c’est un rêve pour un écrivain », confesse-t-il en enlevant ses souliers. À l’époque de la sortie de son premier roman, il voulait une photo de lui sur un matelas crasseux, pour faire comme l’écrivain Bukowski, et Jacques Lanctôt lui avait dit que ça tapait trop dans le cliché du Noir pauvre. « Mais je veux faire comme Bukowski !», avait-il protesté.

***

Ce manuscrit n’était pas perdu. Il avait été confié à Annick Bengle, fille de Rollande Bengle, propriétaire de la librairie Québec Amérique où Dany passait ses samedis. La librairie appartenait avant à Victor-Lévy Beaulieu, qui avait « le génie de la faillite », dit Dany. « Québec-Amérique, tout VLB est là-dedans », ajoute-t-il, en précisant que son livre sur Melville est un chef-d’œuvre.

En fait, le seul manuscrit perdu de Dany s’intitulait Hotel King Salomon Star, d’après le nom d’un hôtel de passe près de son école en Haïti. Il est content de l’avoir perdu. « Tu imagines si j’avais commencé avec Hotel King Salomon Star ? J’aurais été un écrivain local ! » Il est plutôt devenu un immortel de l’Académie française, en se donnant naissance au carré Saint-Louis. Selon lui, un écrivain doit commencer par la fin, là où il est précisément dans sa vie, avant de dérouler le fil du passé. C’est exactement ce qu’il a fait avec Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, qui a saisi une époque précise de Montréal, pour devenir un marqueur de la littérature québécoise.

***

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Extrait du manuscrit

Annick était une femme recluse, un peu agoraphobe, dont il était le seul ami, et vice-versa, quand il ne connaissait encore personne ici. C’est elle qui a collé les photos sur les pages et l’a convaincu de publier. Rollande et ses deux filles, Annick et Dominique, ont été les trois fées de Dany, gâté dès le début par des femmes magiques penchées sur son berceau. Je pense ici aussi à Maggie, sa femme, mère de ses filles, avec qui il vit depuis 1979, que j'adore. À la mort d’Annick, le document s’est retrouvé chez l’un de ses frères pendant quelques années, avant de revenir il y a environ deux semaines vers Dany, alors qu’on vient de souligner les 35 ans du roman.

Des pages complètes se retrouvent dans le livre publié, mais il a enlevé de ce manuscrit écrit pour son seul plaisir le côté précieux, où le jeune critique de cinéma passait des heures au Ouimetoscope à voir les films de Duras ou de Godard. L’environnement culturel montréalais des années 1980 est très présent dans le texte ; si le narrateur tire le diable par la queue, on n’est pas pour autant chez les incultes, et j’ai reconnu tous les endroits où je bouffais de la culture, moi aussi.

Ce manuscrit est encore plus en rupture que le livre publié. À Montréal, j’étais à l’endroit exact où devenir quelqu’un d’autre, ce qui est pour moi la grande promesse humaine. Tout le contraire de ces histoires d’appropriation culturelle. Nous sommes nés pour devenir quelqu’un d’autre.

Dany Laferrière

« L’esprit est plus raffiné, plus cultivé, plus libre, mais quand je me suis mis à la tâche, j’ai pensé au lecteur et j’ai refait le livre, se souvient Laferrière. J’ai enlevé les choses qui auraient pu paraître trop “fancy”, pour être plus grand public. » Ensuite, il n’a fait qu’à sa tête, et le public est resté. D’ailleurs, des passants nous interrompent deux ou trois fois pendant l’entrevue pour faire des photos avec l’écrivain.

***

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Dany Laferrière et son premier manuscrit

Dany n’avait pas ouvert ce manuscrit depuis des lustres. Qu’est-ce que ça lui fait de le tenir entre ses mains aujourd’hui ? « Je ne savais pas que c’était aussi bon, je pensais que c’était plus brouillon. » J’éclate de rire. C’est cette assurance à tout casser que j’ai toujours aimée chez lui, quelque chose d’assez rare chez les écrivains, surtout au Québec. Quelque chose de très haïtien aussi, qu’il souligne en rappelant ce voyage que nous avions fait dans son village de Petit-Goâve, où il avait été reçu en grande pompe, après le prix Médicis pour L’énigme du retour. On avait demandé à une fillette de 12 ans ce qu’elle voulait devenir quand elle serait grande et elle avait répondu : « Mieux que Dany Laferrière. » Il avait adoré.

***

C’est cet esprit-là qui a guidé ce manuscrit, écrit dans la joie la plus totale. Ça suinte par tous les pores du papier. Un dandy venait d'arriver en ville, et il s'apprêtait à dégainer avec sa Remington. Il n’avait même pas l’intention de publier, il faisait ça pour se libérer de l’usine de Salaberry-de-Valleyfield où il a travaillé de nuit pendant huit ans, comme ouvrier « illégal », à faire des tapis en peaux d’animaux. Avec une grande conscience de sa valeur et de son talent. De 18 à 23 ans, il était critique de cinéma et de littérature en Haïti, rappelle-t-il. Il avait connu une enfance et une adolescence heureuses de la classe moyenne, couvé par les femmes de sa famille, à lire autant qu’il le voulait. « Quand je suis arrivé à Montréal, j’étais déjà un être accompli. J’ai fait l’apprentissage de la vie. J’étais payé au noir pour un travail abominable et quand je me mettais à faire ça, dit-il en montrant les pages, je savais que j’étais dans le luxe. »

Ce monde-là devait être réveillé, celui de la culture, où j’étais en Haïti. C’était impossible que je recule. Seule la littérature pouvait me permettre ça. Si j’étais resté en Haïti, peut-être que je n’aurais même pas écrit.

Dany Laferrière

Je comprends cette certitude du luxe qu’apporte la littérature. Je suis entrée dans l’univers Laferrière par Chronique de la dérive douce, qui demeure un de mes livres préférés à vie, car il m’a donné du courage très jeune. Il me confirmait dans le choix de la littérature, quand je revendais des livres pour manger, tandis que Dany, lui, coupait dans la bouffe (et lorgnait les pigeons du carré Saint-Louis) pour s’acheter des livres. Il croyait comme moi qu’on ne pouvait être démuni quand on avait la littérature de son bord – avec en plus la beauté de Montréal en ouvrant simplement la fenêtre. Je venais de découvrir un frère. The rest is history, comme on dit.