Le Canada, comme 137 autres pays du monde, a adhéré à l’accord. Le gouvernement fédéral a présenté un projet de loi qui impose l’impôt minimum de 15 % aux grandes entreprises, conformément à l’accord. Il s’est aussi engagé à imposer lui-même une taxe sur les services numériques, si les négociations sur une taxe internationale unique n’aboutissent pas.

Depuis, rien n’a bougé. À la veille du prochain budget fédéral, la taxe sur les services numériques se fait toujours attendre, et le projet de loi sur l’impôt minimum n’a pas été adopté. Ce projet de loi prévoit même que la mesure s’applique à partir du 31 décembre 2023.

L’impôt minimum et la taxe numérique sont les deux piliers érigés par l’OCDE pour soutenir l’accord international. Le premier s’applique au club restreint des multinationales numériques, connues comme les GAFAM, pour que leurs profits soient imposés dans le pays où ils sont réalisés.

En vertu du deuxième pilier, les pays s’engagent à imposer les profits de toutes les grandes entreprises dont les revenus sont supérieurs à 1 milliard US au taux de 15 %, partout dans le monde.

Ce deuxième pilier avance plus vite que le premier. Il veut empêcher les entreprises multinationales d’établir des entités dans les pays où les taux d’imposition sont les plus bas et d’y isoler leurs bénéfices, une pratique largement répandue.

L’impôt minimum mondial est entré officiellement en vigueur dans quelques pays, dont ceux de l’Union européenne, en janvier 2024.

Mais de nombreux autres pays sont seulement engagés dans le processus, comme le Canada, qui ne peut pas être accusé de se traîner les pieds. « Il y en a plusieurs qui sont dans le même cas, et personne n’a encore fait de chèque pour payer un impôt minimum », résume la fiscaliste Lyne Latulippe, professeure et chercheuse à la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

De toute façon, les lois fiscales sont rétroactives et comme le Canada a déjà annoncé son intention de se conformer à l’accord, il pourra l’appliquer de façon rétroactive au 31 décembre 2023 lorsque sa loi sera en vigueur.

Des milliards à récupérer ?

S’il faut en croire l’OCDE, les pays auraient tort de se traîner les pieds parce qu’il y a beaucoup d’argent à récupérer avec l’impôt minimum mondial. Si, par exemple, une entreprise canadienne multinationale déclare ses profits dans un pays où le taux d’imposition est plus bas qu’au Canada, le fisc canadien pourra réclamer la différence entre le taux minimum de 15 % et le taux plus bas du pays en question.

Selon l’OCDE, les États pourront aller chercher des milliards de dollars grâce à l’impôt minimum qui empêchera les multinationales de déclarer leurs profits là où le taux d’imposition est très bas ou inexistant. Le chiffre de 150 milliards US par année de revenus fiscaux à récupérer figure dans les documents officiels de l’organisation.

Voilà des chiffres qui ont de quoi allécher la plupart des pays, mais ils sont accueillis avec beaucoup de scepticisme par des spécialistes de la fiscalité internationale, comme Jean-Pierre Vidal.

Il ne faudrait pas compter sur trop de milliards, estime le professeur à HEC Montréal. « Les pays qui n’ont pas de taux d’imposition à 15 %, pas fous, vont s’en mettre un parce qu’ils ne voudront pas que ces revenus soient perçus par un autre pays », explique-t-il.

Si tous les pays font ça, il n’y aura rien à récupérer pour personne, selon lui.

Dans une phase de transition, selon le temps que prendront les pays à mettre en place l’impôt minimum, certains pays réussiront peut-être à récupérer des revenus qui échappaient auparavant au fisc, mais sur le long terme, ça risque d’être un jeu à somme nulle.

Le spécialiste ne croit pas non plus que l’impôt minimum sonnera le glas des paradis fiscaux, comme l’affirme l’OCDE. « Si un État considéré comme un paradis fiscal se dote d’un impôt minimum de 15 %, les entreprises multinationales vont rester là, parce que 15 %, c’est encore mieux que ce qu’elles auraient à payer ailleurs. »

Au Canada et aux États-Unis, par exemple, le taux officiel d’imposition des grandes entreprises se situe entre 20 % et 26 %, bien que le taux effectif soit généralement plus bas et que des entreprises réussissent légalement à ne pas payer d’impôt du tout.

L’impôt minimum vise à éliminer la concurrence fiscale néfaste entre les pays. Le seuil de 15 % est le résultat d’un compromis, et plusieurs le jugent trop bas.

Pierre Bourgeois, associé fiscaliste dans le groupe de fiscalité internationale du bureau de Raymond Chabot Grant Thornton (RCGT) à Montréal, croit lui aussi que l’impôt minimum ne sera pas le pactole pour les pays qui l’implanteront. « Quand tout le monde sera à 15 %, il n’y aura plus de gain à faire. Aucun pays ne voudra laisser des recettes d’impôt à une autre juridiction », dit-il.

La concurrence fiscale ne disparaîtra pas, estime le fiscaliste de RCGT. Les crédits d’impôt sont un autre moyen de faire de la concurrence fiscale, explique-t-il. Les crédits d’impôt sont abondamment utilisés au Canada et au Québec, notamment pour encourager la recherche-développement ou le secteur des jeux vidéo.

Pierre Bourgeois voit une autre embûche sur la route de l’impôt minimum mondial : la position équivoque des États-Unis. Notre voisin du Sud a adhéré au principe du pilier 2, mais il n’a toujours pas bougé pour le mettre en pratique.

Étant donné la situation politique du pays et le fait que 2024 est une année électorale, une volte-face des États-Unis sur l’impôt minium mondial ne peut pas être écartée, selon lui.

L’accord sur le taux d’imposition minimum mondial pourrait-il fonctionner sans les États-Unis à son bord ? Difficile de répondre à cette question, selon ceux à qui on l’a posée.

Aleksi Eerola, qui enseigne les affaires internationales à HEC Montréal, estime que ce serait certainement plus compliqué. « Ça le sera de toute façon, dit-il, parce qu’il y a encore beaucoup de questions sans réponse. »

Comment le régime d’impôt minimum fonctionnera-t-il et comment se feront les transferts d’impôt ? Qui s’assurera du respect des règles ?

Chose certaine, la récupération des centaines de milliards de revenus fiscaux en jeu n’est pas pour demain. C’est un énorme chantier dont les travaux ne font que commencer.

Aussi complexe et difficile à réaliser soit-elle, la réforme de la fiscalité proposée par l’OCDE est quand même considérée comme un progrès énorme.

« On commence à comprendre que la fiscalité doit être coordonnée au niveau international, résume Jean-Pierre Vidal. On entre dans une nouvelle ère. »