La logique est contre-intuitive. Et elle explique peut-être pourquoi beaucoup d’environnementalistes sont interloqués par la volonté du gouvernement de bloquer des villes qui souhaitent abandonner le gaz naturel au profit de l’hydroélectricité.

Pourquoi empêcher des villes d’être plus vertes ? Pourquoi freiner leur lutte contre les gaz à effet de serre (GES) ?

À première vue, oui, bloquer ces intentions apparaît loufoque, vu notre lutte commune contre les changements climatiques. Mais en y regardant de plus près, non, le recours du gouvernement à une loi pour empêcher ces conversions n’est pas insensé, du moins pas avant quelques années.

La raison est simple : renoncer inconsidérément au gaz naturel, aujourd’hui, est beaucoup trop coûteux en proportion des GES éliminés. Il y a des façons bien plus efficaces d’utiliser l’argent pour éliminer davantage de GES.

Combien trop coûteux ? Beaucoup, beaucoup trop coûteux. Trente fois plus coûteux que l’efficacité énergétique. Deux fois plus coûteux, même, que le projet de décarbonation le plus coûteux qui figure dans les grilles du gouvernement. Je vous donne le détail plus loin.

Et pourquoi est-ce plus coûteux ? Parce que l’abandon du gaz naturel implique qu’Hydro-Québec se substitue illico comme fournisseur d’énergie. Et que cette substitution coûte une fortune à Hydro-Québec – et donc aux Québécois – puisque le gaz naturel est surtout utilisé pour chauffer l’hiver, notamment dans les périodes de pointe, moment où le réseau d’Hydro peine à suffire à la demande.

Pour Hydro, servir ces nouveaux clients convertis implique d’avoir de nouveaux équipements de production, dont l’utilité réelle ne vaudrait que durant les 300 à 500 heures de pointe par année où sa puissance est insuffisante, essentiellement⁠1.

Dans un document déposé à la Régie, Hydro indique que chaque kilowatt de puissance qu’elle doit fournir aux nouveaux clients en pointe lui coûtera 128 $ par année⁠2. Par exemple, pour une maison moyenne de 150 mètres carrés, qui tire 5,6 kW de puissance durant les pointes, la facture représente plus de 700 $ chaque année pour Hydro.

Or, les GES économisés avec ces nouveaux clients qui renoncent au gaz sont très faibles durant ces pointes de 300 à 500 heures. Hydro les estime à 0,34 tonne pour cette maison type, une estimation validée par un expert externe⁠3.

Dit autrement, durant la pointe, la conversion du gaz vers l’hydroélectricité coûterait aux contribuables plus de 2000 $ la tonne de GES évitée (700 $ divisé par 0,34 tonne).

Cette facture est énorme. En comparaison, le marché du carbone (SPEDE) attribue aux GES une valeur de 57 $ la tonne actuellement. Et le gouvernement fédéral taxe les GES à hauteur de 80 $ la tonne (taux à partir du 1er avril).

Autre comparaison : améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments revient à 50 $ la tonne de GES économisés, selon le ministère de l’Environnement du Québec⁠4.

Le transport collectif électrique ? Environ 400 $ la tonne. Les bioénergies : 600 $ la tonne. Le transport lourd, projet de décarbonation le plus coûteux : 800 $.

Toujours selon le ministère de l’Environnement, environ 60 % des objectifs de décarbonation du Québec coûteront moins de 250 $ la tonne à l’horizon 2030.

Bref, une ville qui prend la décision, en vase clos, d’interdire le gaz naturel aux clients déjà desservis impose aux Québécois des dépenses considérables, qui pourraient être utilisées à bien meilleur escient.

Vous me direz que le rapprochement des GES évités par la conversion gaz-électricité pour les seules 300 à 500 heures de pointe fait fi des GES disparus le reste du temps, hors pointe. Effectivement.

Mais justement, une entente entre Hydro-Québec et le distributeur gazier Énergir permet de se faire une idée de l’ensemble du portrait. Et cette fois, la pointe n’est pas définie par les 300 heures classiques, mais par une pointe bien plus large, qui implique 30 % de l’énergie des clients visés (principalement résidentiels).

En vertu de l’entente, Hydro alimente les clients participants d’Énergir pour 70 % de leurs besoins – hors pointe – mais c’est Énergir qui prend le relais pour les 30 % de la pointe élargie, en période hivernale. Cette pointe de 30 % se présente quand le thermostat descend en bas de -12 degrés Celsius.

Et pour Hydro, quel est le coût de la puissance par tonne de GES évités dans les deux segments ?

Pour le segment de 70 %, son coût avoisine les 248 $ la tonne. Mais si Hydro avait dû absorber aussi la pointe de 30 %, son coût aurait bondi à 1570 $ la tonne de GES pour cette pointe. Les données pour obtenir ces coûts se trouvent dans le document principal déposé à la Régie de l’énergie pour faire approuver l’entente, en 2021⁠5.

Bref, la facture de la pointe, même élargie, est énorme. Ces paramètres démontrent pourquoi il est préférable pour Hydro – du point de vue de l’efficacité environnementale – de laisser la pointe à Énergir et de miser sur les 70 % restants, du moins tant que des solutions économiques n’auront pas été trouvées.

Cette entente de biénergie, signée en 2021, est cependant contestée par plusieurs environnementalistes, qui sont contre le principe de financer des clients gaziers.

Un des impatients face au gaz naturel, le professeur Normand Mousseau, de Polytechnique, affirme que ce n’est pas le bon calcul à faire. Selon lui, il faudrait laisser les clients qui renoncent au gaz gérer leur propre pointe, et pas Hydro, par exemple en recourant à de nouvelles technologies, comme le stockage thermique.

Il reconnaît que ces technologies sont très coûteuses, mais juge qu’il faut commencer à promouvoir ces nouvelles technologies aujourd’hui pour créer un marché et en réduire le coût. « Le problème principal, c’est que nous n’avons pas de plan de sortie du gaz, et qu’il faudra bien en sortir si l’on veut atteindre la carboneutralité », dit-il.

Chez Hydro-Québec, le vice-président de la planification, Dave Rhéaume, m’assure que la société d’État n’est pas contre les écoquartiers des villes qui excluent le gaz naturel pour les nouveaux logements. Et la société d’État ne compte plus exiger le gaz naturel pour les maisons neuves, contrairement à ce qui a émergé du dossier de Saint-Bruno.

En revanche, Hydro s’attend à ce que les villes et les entrepreneurs fournissent leur part, en misant sur une isolation efficace et des équipements de chauffage moins énergivores (thermopompe, géothermie, etc.), quitte à devoir hausser le prix de leurs logements.

« Le tout-électrique avec la performance énergétique des années 1980 et des plinthes électriques, ça n’a pas de bon sens en cette période de transition énergétique », me dit-il.

Comme on peut le voir, la guerre aux GES n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire.

1. Hydro pourrait aussi s’approvisionner sur les marchés alors que la demande à la pointe est très forte et les prix, dans le plafond.

2. Consultez le document d’Hydro-Québec (page 41)

3. L’expert Pierre-Olivier Pineau, de HEC Montréal, m’avait fait une estimation semblable.

4. Il s’agit d’une estimation des coûts de réduction des émissions de GES à l’année 2030 (coûts publics et privés additionnés). Voir ici, page 20.

Consultez la page 20 5. Consultez le document d’Hydro-Québec et d’Énergir