Même si la pratique est dénoncée depuis des années, des commerçants continuent de détruire de la marchandise flambant neuve avant de la jeter aux poubelles, comme je l’écrivais à la fin de l’hiver. Je n’étais pas au bout de mes surprises. On m’a appris qu’Ottawa, loin de décourager ce gaspillage, verse plutôt de l’argent aux entreprises qui sortent les ciseaux.

Vous avez bien lu.

Un magasin de vêtements qui se retrouve avec des piles de pantalons qui n’intéressent pas ses clients peut les détruire et obtenir le remboursement des droits de douane qu’il a payés lors de leur importation. C’est assez tentant, car s’il en fait don à un organisme de charité, il n’obtiendra pas un sou⁠1.

L’ampleur du phénomène de la destruction demeure un mystère, malheureusement.

L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui gère ce programme, dit n’avoir aucune idée de la valeur totale des biens qui sont détruits, bon an, mal an. Elle affirme aussi ne pas savoir quelles industries se prévalent de cette mesure ni quels types de produits sont les plus concernés.

C’est assez curieux, puisque le formulaire K32 que les entreprises doivent remplir pour toucher un remboursement (drawback, dans le jargon de l’ASFC) contient des cases dans lesquelles il faut justement décrire la marchandise détruite « avec suffisamment de détails » et en préciser la valeur.

L’Agence sait uniquement que depuis quatre ans, elle a remis tout près de 20 millions de dollars à des entreprises dans le cadre de son « Programme de marchandises surannées ou excédentaires ».

L’évaluation à partir de ce montant de la valeur des biens saccagés est hasardeuse, puisque chaque catégorie de biens est frappée d’un tarif douanier précis. Pour les vêtements qui ne sont pas importés des États-Unis ou du Mexique (pays avec lesquels il y a un accord de libre-échange), le taux est de 18 %. Une chaise de bureau : 7,5 %. Un sac à dos : 11 %. Des chaussures : 20 %, révèle l’outil en ligne d’évaluation des tarifs douaniers d’Ottawa⁠2.

Ce qui est clair, en revanche, c’est que la quantité de biens neufs qui finissent leur vie dans un conteneur est forcément considérable. Et que leur valeur se compte en millions de dollars.

Quelle est la logique derrière tout ça ? Ottawa répond qu’il veut aider les entreprises à être concurrentielles à l’échelle internationale en ne les obligeant pas à ressortir la marchandise excédentaire du Canada pour récupérer les droits de douane payés. « En autorisant la destruction de ces marchandises, m’a expliqué l’Agence par courriel, les frais d’expédition liés à l’exportation de marchandises sans valeur sont ainsi éliminés. »

Équiterre, qui a découvert l’existence du « Programme de marchandises surannées ou excédentaires » en même temps que moi, juge qu’il est « sorti d’une autre époque » et « immoral ». De fait, que ce soit pour des raisons écologiques ou sociales, il n’est pas normal qu’il soit plus payant de jeter que de donner aux personnes dans le besoin.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Amélie Côté, analyste en réduction à la source chez Équiterre

C’est hyper choquant qu’un programme du fédéral accentue la crise du gaspillage. Jeter des biens dans un contexte comme le nôtre, c’est absurde.

Amélie Côté, analyste en réduction à la source chez Équiterre

Dans une lettre transmise le 11 avril, Équiterre a d’ailleurs exhorté la ministre des Finances, Chrystia Freeland, « à mettre fin à ce programme absurde, pour que le gaspillage éhonté des objets neufs cesse ».

À l’heure actuelle, toute entreprise qui détient des biens « surannés ou excédentaires » peut récupérer les droits de douane payés, si trois autres conditions sont remplies. Les articles ne peuvent pas être utilisés au Canada, ils doivent être « non endommagés avant leur destruction » et « détruits selon les instructions de l’ASFC ».

L’Agence m’a précisé que les vêtements retournés en magasin à cause d’une fermeture éclair cassée ou d’un rétrécissement, par exemple, ne se qualifient donc pas. Ils sont plutôt considérés comme des marchandises usagées ou endommagées. Les directives pour une destruction conforme aux règles ne m’ont pas été communiquées. Aucune photo des biens détruits n’est exigée.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Des détaillants jettent encore de la marchandise neuve… mais habilement et volontairement lacérée.

Difficile de dire, donc, si tous les vêtements et les trois paires de bottes découpés⁠3 qui se trouvaient dans le conteneur d’un Winners visité par ma copine en février ont donné droit à un chèque d’Ottawa. Mais pourquoi détruirait-on des retours de marchandises si ça ne procure aucun avantage pécuniaire ?

Certaines personnes qui travaillent dans la vente au détail m’ont dit que cela empêchait ceux qui fouillent dans les poubelles, mieux connus sous le nom de dumpster divers, de se faire rembourser de la marchandise jetée. Le stratagème frauduleux peut certainement être déjoué avec un peu d’imagination et de bonne volonté.

Avec ces deux qualités, le gouvernement pourrait, de son côté, interdire la destruction de vêtements neufs, comme l’a fait l’Union européenne, ou du moins encourager les dons.

« Le plus durable, c’est de donner », comme me l’a si bien dit le président des magasins Aubainerie, Jean-Frédérick Pépin. Mais il faut quand même donner un élan à la durabilité.

1. Le don de marchandises faisant partie des stocks d’une entreprise peut donner droit à un crédit d’impôt, si l’organisme de charité lui fournit un reçu. Or, l’entreprise doit alors inclure, dans ses revenus, la juste valeur marchande des marchandises données. L’augmentation est alors compensée par la déduction du don, de sorte que le résultat net est nul.

2. Consultez la page web « Estimer les droits et les taxes » de l’ASFC 3. Lisez « Détruire des biens neufs à l’exacto : ça suffit ! »