Vous le saviez, vous, que les profits du cannabis finançaient le Mouvement allaitement du Québec ? Ou encore l’Association québécoise de la distribution de fruits et légumes ? Ou même Équiterre ?

Moi, j’avais compris que l’argent du pot vendu par l’État devait servir à appuyer la recherche et les traitements de la dépendance au cannabis et à diverses substances, comme l’indique d’ailleurs la loi. Cette Loi encadrant le cannabis est celle qui a donné naissance à la Société québécoise du cannabis (SQDC), en 2018.

Mais ce n’est pas ce qui ressort de la reddition de compte récemment déposée à l’Assemblée nationale par le ministre Lionel Carmant, responsable du Fonds de prévention et de recherche en matière de cannabis (FPRMC)1.

En épluchant le document, on constate même que près de 60 % des 115 millions décaissés par le Fonds l’an dernier ont servi à autre chose que la recherche sur le cannabis ou le traitement des dépendances aux diverses drogues, y compris l’alcool et le tabac.

En plus du Mouvement allaitement du Québec, l’argent du cannabis est versé à des organismes comme Vivre en ville, l’Association québécoise de la garde scolaire, les Ateliers cinq épices ou le Service de référence en périnatalité pour les femmes immigrantes.

Je sais, vous me direz que ce sont de bonnes missions, desquelles font aussi partie la prévention du suicide (7,3 millions du FPRMC), la santé mentale chez les jeunes (23,8 millions) ou l’hébergement des personnes itinérantes (15 millions), selon le document.

Je ne le nie pas. Et je comprends les organismes communautaires de se réjouir de cet argent vu leurs finances très serrées.

Mais ces missions s’écartent clairement de l’essence de la Loi encadrant le cannabis. Selon la loi, « le fonds est affecté au financement : 1° d’activités et de programmes de surveillance et de recherche concernant les effets du cannabis sur l’état de santé de la population ; 2° de soins curatifs en lien avec l’usage du cannabis ; 3° d’activités et de programmes de prévention des méfaits du cannabis et de promotion de la santé. »

Au cabinet du ministre responsable, Lionel Carmant, on s’en remet à ces quatre mots, « promotion de la santé », pour élargir la portée de la loi, mais n’est-ce pas démesuré d’y injecter 60 % des fonds ?

Ce n’est pas tout. Avant la manne de ce fonds du cannabis, le gouvernement avait déjà prévu investir dans ces missions à même d’autres enveloppes, somme qui n’y sont plus aujourd’hui. Bref, l’argent du pot est parfois détourné, indirectement, vers d’autres besoins2.

C’est le cas de la santé mentale chez les jeunes, mais surtout de la Politique gouvernementale de prévention en santé (PGPS), adoptée en 2017, soit avant la légalisation du cannabis.

Dans cette politique, le gouvernement s’était engagé en 2017 à verser 20 millions par année au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) à même ses fonds généraux. Or, maintenant que les profits du pot abondent – bien davantage que prévu – c’est le fonds du cannabis qui finance cette politique au MSSS.

Selon le document de reddition de compte, précisément 19,8 millions du FPRMC ont servi à cette fin, dont 12,4 millions pour financer des organismes externes comme Équiterre et le Mouvement allaitement. Souvent, ces organismes ne savent pas, d’ailleurs, qu’ils sont financés en partie par l’argent du cannabis, selon ce qu’ils me répondent.

« Pas pantoute »

Lucie Charlebois, l’ex-ministre libérale qui a élaboré la Loi encadrant le cannabis – finalement adoptée sous la CAQ –, est catégorique.

« La Politique de prévention en santé (PGPS) n’a rien à voir avec le fonds du cannabis. Pas pantoute. J’avais travaillé à cette politique, déposée ensuite sous la CAQ. Selon ce que dit la loi du cannabis, les fonds du cannabis devaient toucher le cannabis et les dépendances, pas autre chose », m’explique-t-elle au téléphone.

L’ex-ministre, qui avait alors fait beaucoup de consultations, en sait quelque chose. « Vous le savez, j’ai eu moi-même des problèmes d’alcool. Je m’en suis sortie. Mais je peux vous dire que beaucoup de monde a besoin d’aide, plus qu’on peut penser. C’est là que doit aller l’argent », dit-elle.

Un exemple ? Pour suivre une thérapie avec psychologues et infirmières, les personnes dépendantes doivent débourser 5200 $ de leur poche à la Maison Jean Lapointe. Pas un sou ne vient du ministère de la Santé ni du fonds du cannabis3.

À ce sujet, une question se pose : pourquoi écrire des lois, votées par les élus, si l’essence n’en est pas respectée ?

Patrick Taillon, professeur en droit à l’Université Laval, constate effectivement que « certaines des dépenses dépassent les finalités de la loi ».

Et alors ? « En théorie, on peut attaquer ces dépenses et les financements seraient annulés. Mais on voit mal qui aurait intérêt à le faire », explique-t-il.

Dit autrement, le gouvernement s’autorise à dépenser « au-delà du raisonnable et d’une interprétation pertinente de la loi constitutive » vu les bonnes causes de santé publique et l’absence de contestations, m’explique M. Taillon.

Des chiffres qui se contredisent

Outre l’aspect légal, le document à l’Assemblée nationale en dit long sur la reddition de compte approximative du Fonds.

En janvier dernier, le MSSS m’indiquait que le Fonds avait dépensé 110,5 millions au cours de l’exercice 2022-2023. Le chiffre est conforme aux données des comptes publics, la bible gouvernementale des finances.

Or, le document de reddition de compte remis en avril à l’Assemblée nationale chiffre les dépenses du Fonds à 115,1 millions pour la même année. Comment est-ce possible ? L’argent, faut-il préciser, a été dépensé il y a plus de 12 mois déjà.

Autre incongruité : en janvier, le MSSS m’indiquait dans un tableau détaillé que le Fonds avait consacré 77,3 millions au volet qu’il appelle « promotion de la santé, prévention et réduction des méfaits ». Or, en avril, le chiffre offert aux élus est devenu 67,9 millions dans le document de reddition de compte.

Même genre de changement pour les « services préventifs et curatifs en dépendance », dont les dépenses sont passées de 25,8 millions à 34 millions entre janvier et avril. Je le répète, les dépenses ont été réalisées il y a plus de 12 mois.

Bref, la gestion du Fonds de prévention et de recherche en matière de cannabis, bien qu’encadrée dans une loi, est on ne peut plus bancale.

Et comme une grande partie des fonds est saupoudrée dans des sous-organismes du ministère de la Santé, impossible de bien savoir s’ils fonds servent bien les missions ciblées.

Le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, a refusé de m’accorder une entrevue pour expliquer ces écarts du Fonds.

Comme expliqué plus haut, le ministre juge que la loi lui permet de dépenser pour la promotion de la santé. « Investir sur une multitude de fronts est la façon la plus efficace de contribuer à une société globalement plus en santé », m’écrit son cabinet.

1. Consultez le document du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec

2. Au cours de l’année financière 2022-2023, la SQDC a versé 233 millions au gouvernement en profits, taxes d’accise et TVQ. Une bonne part finance le Fonds de prévention et de recherche en matière de cannabis.

3. À l’exclusion des bénéficiaires de l’aide sociale.