Je n’écris pas aujourd’hui sur la hauteur du déficit record de 11 milliards, qui fait débat. Le chiffre est très gros, et les Québécois devront trimer pour l’effacer d’ici 2030, si l’on se fie aux exercices passés de retour à l’équilibre budgétaire.

Non, aujourd’hui, je m’interroge sur la nette sous-estimation, par le gouvernement caquiste, des impacts financiers des négociations avec ses employés.

Comment Eric Girard, Sonia LeBel et François Legault pouvaient-ils être si loin de la réalité dans leurs estimations, selon ce qu’on comprend des documents financiers ? Eric Girard a bien voulu répondre à mes questions.

Mardi, donc, le budget nous apprenait que le déficit de 2024-2025 (11 milliards) dépasserait de 8 milliards celui prévu quatre mois auparavant pour la même année, à la mise à jour du 7 novembre. Une grande partie de cet écart de 8 milliards, soit quelque 3 milliards, s’explique par les ententes plus généreuses conclues avec les syndicats⁠1.

Cet écart de 3 milliards est énorme. Il représente l’équivalent de 5 % de la masse salariale de 60 milliards des employés de l’État.

Pourquoi énorme ? Parce que la hausse finalement obtenue par les syndiqués pour l’année 2024-2025 débutant le 1er avril 2024 est de 9 % ⁠2.

Bref, l’écart de 5 %, c’est comme prévoir 4 % de hausse de salaire et finir les négos à 9 %.

Dans les faits, la différence est moindre, car l’écart de 3 milliards englobe aussi des volets non salariaux, par exemple l’ajout des aides à la classe. Il reste que le fossé est étonnamment grand.

Autre façon de juger de l’écart de prévision : les 3 milliards représentent 30 % de l’augmentation de la masse salariale des employés de l’État sur les cinq ans des conventions (cette masse passera de 60 à 70 milliards, selon les renseignements de mon collègue Tommy Chouinard). Presque le tiers, donc, n’était pas budgété. C’est beaucoup !

Pas de coussin, dit Girard

Doit-on comprendre que le gouvernement a nettement sous-estimé la grogne de ses employés et leur détermination à faire des gains, avec une grève ?

Questionné à ce sujet, Eric Girard répond d’abord qu’il n’avait pas budgété de coussin financier dans sa mise à jour pour tenir compte de la dynamique des négos. « En finances publiques, ce qui est important, ce n’est pas ce que je prévois, mais ce qui est. À la mise à jour, on avait un encadré qui expliquait nos offres alors déposées et c’est ce qu’on a budgété. »

Ah bon ? Mais les budgets ne servent-ils pas à informer la population des revenus et dépenses à venir, compte tenu des aléas de l’économie et des impératifs de gestion ?

N’est-ce pas de la saine gestion, justement, que de bien prévoir le résultat attendu des négos, de l’inclure dans le déficit et, conséquemment, de se ménager une marge de manœuvre ?

Après discussion, Eric Girard a reconnu qu’il aurait pu se garder des provisions pour imprévus et augmenter son déficit de 1,5 milliard à la mise à jour de l’automne, par exemple.

« Avoir su qu’on finirait à 11 milliards, j’aurais probablement dû inscrire un déficit de 5 milliards à la mise à jour, plutôt que 3 milliards, mais c’est facile à dire après coup. Mais effectivement. En Ontario, c’est ce qu’ils ont fait : ils avaient gardé leurs provisions et boosté leur déficit », a-t-il dit.

Pour valider mon impression, j’ai contacté un gestionnaire d’expérience des finances publiques, qui ne peut être cité.

« Normalement, une mise à jour ou un budget doivent incorporer les cibles prévues par le Conseil du trésor pour les salaires. On met une partie de l’argent des hausses dans les budgets des divers ministères concernés et le reste, dans une provision générale, qu’on ne détaille pas au public. Il faut en déduire que les négos ont fini bien plus haut que ce qu’ils pensaient », m’explique-t-il.

Ces 3 milliards d’écart seront traînés d’année en année dans les finances du gouvernement, car ils sont récurrents. Cette somme représente la moitié du déficit de quelque 6 milliards que le gouvernement devra résorber en 2028-2029 pour atteindre l’équilibre budgétaire, par exemple⁠3.

À ce sujet, Eric Girard me parle de deux des moyens qu’il a identifiés pour revenir au déficit zéro.

D’abord, il espère obtenir quelques centaines de millions du fédéral pour compenser les nouveaux programmes d’assurance médicaments et d’assurance dentaire fédéraux, que le Québec offre déjà.

Ensuite, il estime qu’il pourra récupérer une bonne part du reste de l’argent au terme de l’exercice de réexamen des dépenses budgétaires (136 milliards) et fiscales (74 milliards), annoncé mardi.

En excluant l’exemption personnelle de base, le Québec compte 277 différentes mesures fiscales (crédits d’impôt et autres), totalisant 49 milliards. « J’ai une bonne piscine où pêcher », me dit-il.

Le ministre juge que l’environnement de reprise économique de l’an prochain lui permettra de présenter un plan plus réaliste de retour à l’équilibre budgétaire.

1. Les 3 milliards englobent l’estimation des ententes qui n’ont pas encore été conclues, notamment avec les infirmières, m’ont indiqué deux hauts fonctionnaires lors de la présentation du bugdet.

2. Plus précisément, le Front commun a obtenu des hausses salariales de 6 % pour 2023-2024 et de 2,8 % pour 2024-2025. La hausse annuelle composée des salaires le 1er avril 2024 est donc de 9 %.

3. Ce déficit de 6 milliards représente le déficit au sens de la loi (près de 4 milliards), soit après le versement au Fonds des générations, plus les 2 milliards d’écart à résorber.