On ne compte plus les entreprises qui ont heurté un mur en voulant grandir trop vite, par excès de témérité, d’impatience ou de confiance. C’en est même devenu un classique, dans le monde des affaires.

Devant l’immense et alléchant potentiel du marché américain, le propriétaire des boutiques La Vie en Rose, François Roberge, aurait pu s’emballer comme d’autres avant lui. Mais non. « J’ai toujours eu peur de Victoria’s Secret. Quand tu fais 200 millions et qu’ils font 8 milliards... Ça m’intimidait. Je me sentais intimidé et pas prêt », m’a-t-il confié avec sa franchise habituelle.

Mais François Roberge est maintenant prêt à traverser la frontière, 28 ans après avoir acquis La Vie en Rose. Créer « les bases de l’expansion américaine » sera son dernier « grand projet » avant la retraite. Il a 61 ans.

Les astres sont alignés. Le bilan financier de son entreprise est sain, ses systèmes informatiques sont à niveau, et le marché canadien est couvert « à 99 % ». En plus, Victoria’s Secret ne va pas très bien depuis quelques années. La chaîne de 1350 magasins a perdu 71 millions à son dernier trimestre. En 2022, ses profits avaient dégringolé de 46 % et ses ventes, de 6 %.

Sur le sol américain, malgré l’abondance de magasins, aucun ne regroupe sous un même toit une collection de maillots, de la lingerie et des vêtements pour la nuit. Le concept unique de La Vie en Rose devrait l’avantager. Cela dit, pas question de faire un simple copier-coller de la formule canadienne. Il faudra trouver une « nouvelle recette » qui sera « totalement différente ». Si elle obtient le succès escompté, le marché américain pourrait « facilement » soutenir 450 magasins, estime François Roberge.

Au royaume de la consommation, il faut avoir les reins drôlement solides pour se démarquer, faire sa place et réussir à générer des profits. Ce n’est pas pour rien qu’il existe une longue liste d’entreprises qui se sont plantées, ce qui a pour effet de ralentir les ardeurs des autres.

L’entrepreneur estime qu’il est le « 9e ou 10e détaillant canadien » à entrer aux États-Unis. La courte liste inclut Aldo « qui a ouvert beaucoup de portes », Garage, Rudsak, Psycho Bunny (tous du Québec), Aritzia et Lululemon (de Colombie-Britannique), SoftMoc (Ontario).

À une certaine époque, Parasuco, Tristan, Jacob, Le Château, Joe Fresh et même Canadian Tire ont ouvert des magasins sur le sol américain avec plus ou moins de succès. Malgré les succès d’IKEA, de H&M et de Zara dans le monde, ce n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît de séduire les consommateurs d’un autre pays. On l’a vu avec le géant américain Target, qui n’a pas réussi à faire sa place au Canada, malgré les milliards de dollars investis. Même l’enseigne Loblaws a échoué à s’imposer au Québec, alors que son siège social est tout près, dans la province voisine.

La Vie en Rose a commencé à travailler sur son projet expansion aux États-Unis en 2018, mais les premières boutiques n’ouvriront qu’en août prochain. C’est dire comme ce genre de projet ne se fait pas en criant ciseau.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Sur le sol américain, malgré l’abondance de magasins, aucun ne regroupe sous un même toit une collection de maillots, de la lingerie et des vêtements pour la nuit. Le concept unique de La Vie en Rose devrait l’avantager, croit son PDG.

Il a fallu, par exemple, créer de nouvelles tailles, plus grandes, comme les maillots et les pyjamas XXL et les bonnets de soutien-gorge 42E, vu la morphologie des clientes. Il faudra aussi ajuster les stratégies de marketing, car aux États-Unis, les soldes commencent après le Vendredi fou (Black Friday), alors qu’au Canada, les détaillants attendent le Boxing Day. Chaque détail compte, dans le secteur de la vente au détail.

Deux baux ont été signés avec des centres commerciaux de l’État de New York, à Syracuse et à Rochester.

Ma stratégie, pour les trois ou quatre prochaines années [aux États-Unis], c’est de développer seulement le New Jersey, Chicago et ce qui est plus au nord. Je reste dans les climats froids vu que La Vie en Rose fait bien au Canada dans les climats froids. De toute manière, il y a 90 ou 95 millions de personnes dans ces États-là. C’est en masse de place pour se pratiquer !

François Roberge, PDG de La Vie en Rose

Ces nouveaux magasins seront exploités par le détaillant québécois lui-même. Ailleurs dans le monde, que ce soit en Inde, aux Émirats arabes unis, aux Philippines, au Koweït, en Égypte, au Liban, en Jordanie, en Algérie ou au Maroc, La Vie en Rose a plutôt utilisé la stratégie de la franchise maîtresse, ce qui limitait ses risques. Dans des marchés aussi différents, l’expertise d’entrepreneurs locaux est un atout, à condition de très bien les choisir et de les encadrer, ce que La Vie en Rose réussit à faire, de toute évidence.

François Roberge n’a aucun doute sur la capacité des marques québécoises de réussir partout dans le monde. Il cite en exemple Aldo et Couche-Tard. « Si tu es capable de faire des affaires au Québec, tu peux en faire partout sur la terre. C’est toujours un client, un produit, une expérience. C’est juste qu’il faut comprendre où on s’en va. »

Ça semble simple, dit comme ça, mais tout le défi de l’expansion géographique est là, dans ces quelques mots. C’est une chose de connaître la théorie, c’en est une autre de développer les bonnes stratégies et de les exécuter convenablement. Avec son bagage, François Roberge est conscient de tout ça.

Avec un enthousiasme qui s’entend dans la voix, il conclut ainsi notre échange : « Ça me donne des petits papillons. C’est le même feeling qu’à mes débuts il y a 25 ans, mais avec plus de confiance. »