On l’a beaucoup rappelé depuis deux jours, et avec raison, l’un des principaux faits d’armes de la carrière politique de Brian Mulroney a été qu’il fut l’instigateur de la conclusion de l’accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Un projet qui a totalement mobilisé la communauté d’affaires québécoise autour de sa réalisation.

Si certains PDG d’entreprise n’hésitent pas à afficher leur allégeance politique, les gens d’affaires préfèrent normalement garder une certaine neutralité, question notamment de ne pas nuire à la bonne marche de leurs affaires, pour ne pas tomber soudainement en disgrâce lors d’un changement de régime.

Mais la ratification de l’accord de libre-échange, qui avait été conclu en décembre 1987 entre le premier ministre Brian Mulroney et le président Ronald Reagan, est vite devenue le thème central de la campagne électorale fédérale de novembre 1988.

C’est que le chef du Parti libéral John Turner menaçait d’utiliser la majorité libérale au Sénat (qui était une institution partisane à l’époque) pour bloquer l’entrée en vigueur du traité, prévue pour le 1er janvier 1989.

Cet accord de libre-échange, âprement négocié en 1986 et en 1987 par les représentants canadiens et américains, faisait l’unanimité chez les gens d’affaires de Québec inc.

Il allait leur faciliter grandement la vie dans leurs échanges commerciaux avec les États-Unis en éliminant la plupart des droits et entraves à la circulation des biens et services entre les deux entités économiques. Un avantage indéniable puisque les entreprises québécoises exportaient plus de 80 % de leurs produits aux États-Unis.

Lorsque l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange a été menacée d’être annulée par le Parti libéral du Canada, il y a eu une montée au créneau jamais vue de la communauté des affaires québécoise.

Dès décembre 1987, Laurent Beaudoin, PDG de Bombardier, et Philippe de Gaspé Beaubien, PDG de Télémédia, ont mis sur pied le Regroupement québécois pour le libre-échange, une vaste coalition d’entreprises et de chefs de la direction en faveur de l’entrée en vigueur de l’accord qui venait d’être conclu entre les deux pays.

Cette coalition improbable regroupait des personnalités aussi différentes que Paul Desmarais et Pierre Péladeau, le promoteur immobilier franco-ontarien Robert Campeau et Bernard Lamarre, PDG de Lavalin, ou David Culver, PDG d’Alcan, et l’ex-ministre péquiste Bernard Landry, redevenu professeur à l’ESG-UQAM.

En pleine campagne électorale, en novembre 1988, lorsque la menace d’annulation était devenue quasiment un engagement électoral libéral, le Regroupement québécois pour le libre-échange a multiplié les interventions publiques et a même lancé une campagne publicitaire pour défendre publiquement l’accord de libre-échange Canada–É.-U.

Régulièrement des membres de la coalition d’affaires se rencontraient au Ritz Carlton dans des groupes de discussion informels que Marcel Dutil, président et fondateur de Canam Manac, désigne comme « Les boys du Ritz ».

À l’époque, Marcel Dutil m’avait expliqué combien il était naturel pour lui et son entreprise Canam Manac, établie à Saint-Georges, en Beauce, et à Saint-Gédéon-de-Beauce, d’adhérer aussi pleinement à cet accord de libre-échange.

« En Beauce, on est habitués de faire affaire aux États-Unis. On est plus près du Maine que de Québec ou Montréal. On fait des affaires avec eux depuis des dizaines d’années, c’est notre principal marché », un constat partagé par les PDG qui s’étaient joints au Regroupement québécois pour le libre-échange.

Le 10 novembre 1988, plus d’une centaine d’entrepreneurs québécois ont fait une sortie publique commune pour défendre l’accord de libre-échange, une autre mobilisation jamais vue.

On s’en doute, c’est avec un immense soulagement que Québec inc. a accueilli les résultats des élections du 21 novembre 1988 qui assuraient un second mandat aux conservateurs de Brian Mulroney et, surtout, la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange Canada–États-Unis le 1er janvier 1989.

Brian Mulroney a réussi – comme aucun autre chef d’État canadien n’a été en mesure de le faire – à mobiliser les gens d’affaires du Québec autour d’un enjeu, d’un projet qui était central pour eux et qu’il a mené jusqu’au bout.

Je rappelais une petite anecdote lors de la mort de l’ex-premier ministre péquiste Bernard Landry, le 6 novembre 2018. C’était en 2001, au Forum économique mondial de Davos : Bernard Landry, alors ministre des Finances du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, avait livré un discours improvisé aux invités d’une réception organisée par la mission québécoise à laquelle assistait l’ex-premier ministre Mulroney.

« On m’a souvent demandé quel a été, selon moi, le plus grand premier ministre du Canada. J’ai toujours répondu Wilfrid Laurier parce qu’il a été le premier à tenter de signer un accord de libre-échange avec les États-Unis. Je réponds maintenant Brian Mulroney parce que lui, il a réussi », avait-il déclaré.

Brian Mulroney, orgueilleux comme on le connaissait, avait tout simplement répondu qu’il n’allait pas contredire l’hôte de la soirée… et quelques minutes plus tard, les deux hommes se retrouvaient à faire quelques pas de danse sur l’air d’Attends-moi ti-gars de Félix Leclerc.

L’année suivante, le 14 mai 2002, Bernard Landry, devenu alors premier ministre du Québec, remettait l’insigne de grand officier de l’Ordre national du Québec à Brian Mulroney. Durant la même cérémonie, Marcel Dutil, fondateur de Canam Manac, avait été nommé chevalier de l’Ordre.