Aucune journée ne passe sans qu’on entende parler des conséquences néfastes de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêt et du prix du beurre sur le budget des ménages. Le sujet s’invite même à nos soupers de famille, aux rencontres entre amis. Il n’y a pas de doute, pourrait-on croire, c’est difficile financièrement pour la vaste majorité d’entre nous. Sauf que…

Sauf qu’en général, le contexte économique ne nous a pas transformés en fervents adeptes de la simplicité volontaire. Au contraire, la demande pour les petits et grands luxes, comme les repas au restaurant et les voyages à l’étranger, augmente, nous apprenait la Banque Royale la semaine dernière.

L’institution financière suit de près les dépenses discrétionnaires des consommateurs, celles qui ne sont pas nécessaires à la vie. Son constat est clair et net : il n’y a « aucun ralentissement » à l’heure actuelle. Surtout grâce à la demande pour les services.

Même si le prix des billets d’avion a bondi de 28 % par rapport au niveau prépandémique, les Canadiens continuent de mettre les voyages au sommet de leur liste de priorités et d’accroître leurs dépenses dans ce poste budgétaire.

« On se plaint des prix, mais on achète quand même des billets d’avion, car on veut voyager. C’est vraiment un domaine où les consommateurs sont responsables de l’inflation en ne réduisant pas leurs dépenses », m’a dit l’autrice de l’étude, l’économiste Carrie Freestone, qui travaille pour la Banque Royale à Toronto.

Quant aux restaurants, ils accueillent plus de clients qu’avant la pandémie. Entre 5 et 7 % de plus, systématiquement, tous les mois sans exception, depuis un an. « La hausse de taux d’intérêt n’a pas encore d’impact sur les dépenses discrétionnaires. C’est très unique. Normalement, les gens devraient se sentir serrés financièrement et freiner leur consommation », s’étonne Carrie Freestone.

Certes, on ne remplit plus son panier d’épicerie comme avant. On troque un légume pour un autre moins cher, on favorise les marques maison, on regarde davantage les cahiers publicitaires. Et pour certains ménages à faibles revenus, composer avec l’inflation est devenu un sport extrême. La dernière année n’a pas été de tout repos pour tout le monde, il faut en être conscient et compatir.

Mais force est de constater que la stratégie de la Banque du Canada de hausser le taux directeur pour ralentir la consommation et par conséquent l’inflation ne donne pas des résultats très rapides.

De nombreux phénomènes peuvent expliquer cette apparente incohérence entre le discours déprimé ambiant et les dépenses dans la réalité.

D’abord, le marché du travail demeure vigoureux, avec un taux de chômage au pays à 5 %, et à 4,1 % au Québec, à un cheveu du creux record de 3,9 % atteint en janvier. Avec une job, on sent moins l’urgence de couper dans les plaisirs de la vie. En plus, les salaires augmentent et les gouvernements ont distribué divers cadeaux (montants de 400 $ à 600 $ en décembre, aide au logement pour les aînés), ce qui a accru le revenu disponible ces derniers mois.

C’est sans compter que bien des ménages ont encore de l’épargne-COVID-19 à leur disposition, après avoir passé deux années à moins dépenser. Ça ne durera pas éternellement, mais pour l’instant, la cagnotte procure une agréable marge de manœuvre. Il y a tout un aspect psychologique aussi. Après les privations, quoi de plus thérapeutique et satisfaisant pour le moral qu’une « dépense de vengeance » ? « Parce que je le vaux bien », comme disait la publicité.

On a beau parler des hausses de taux d’intérêt, ce n’est pas tout le monde qui en subit les conséquences.

Au Canada, seulement 35 % des ménages ont une hypothèque. « L’idéal serait que la politique monétaire touche tout le monde de la même manière, mais les hausses de taux touchent disproportionnellement les ménages (10 %) qui ont un taux variable », explique Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint à la Banque Nationale. Pour le moment, surtout, car à mesure que les propriétaires renouvelleront leur prêt, ils auront moins d’argent à mettre ailleurs…

Dans quelques mois, la consommation devrait donc se stabiliser malgré toutes nos envies irrépressibles. Car la portion du revenu disponible des ménages nécessaire pour assurer le service de la dette (hypothèque, cartes de crédit, prêt auto) doit atteindre « un niveau record » de 15,2 % au deuxième trimestre, prévoit Carrie Freestone. Quand une aussi grosse part de sa paie part en intérêts, il faut ajuster son budget.

Autrement dit, de gros nuages gris s’en viennent obscurcir les derniers bouts de ciel bleu.

Déjà, on constate une « forte augmentation » du nombre de personnes qui transportent un solde sur leur carte de crédit de mois en mois. Au Canada, c’est le cas de 7 millions de personnes (+ 5,9 % par rapport à 2021) tandis que 1,22 million de Québécois sont dans cette situation (+ 1,2 %), selon Equifax. Il s’agit d’un signe évident de stress financier.

Le solde moyen sur nos Visa et Mastercard demeure plus faible qu’avant la pandémie. C’est encourageant. Mais pour combien de temps ? L’endettement non hypothécaire ne cesse de bondir parce que les consommateurs font ce que la société attend d’eux : ils consomment. Ce faisant, ils nuisent à leur santé financière tout en arrosant le terreau de l’inflation.