On ne peut pas dire que les nouvelles aient été particulièrement reluisantes pour le milieu de la construction ces derniers mois.

Le printemps dernier, des entrepreneurs menaçaient leurs clients de ne pas terminer la construction de leur maison à cause du prix des matériaux qui avait bondi. Dans certains cas, ils exigeaient des extras de 100 000 $, plongeant ainsi les acheteurs dans des situations intenables1.

En juin, la vérificatrice générale publiait un rapport accablant sur l’administration de la Régie du bâtiment du Québec (RBQ). Elle nous apprenait du même coup que les licences accordées aux entrepreneurs sont, en somme, bidon. Et qu’elles ne protègent donc pas adéquatement les consommateurs2.

Le même mois, la faillite retentissante et possiblement frauduleuse de Bel-Habitat faisait des victimes chez 118 familles3. L’affaire leur a fait perdre jusqu’à 700 000 $. En tout, 17 millions de dollars sont partis en fumée.

Des faillites, ça arrive dans les meilleures familles, comme on dit. Mais cette fois, le syndic responsable de ce dossier complexe a convenu que « ça ressemble pas mal à du Ponzi ». Ce n’est pas encore démontré. L’enquête est en cours. Mais ce qu’on sait déjà, c’est que cette tragédie a pu se produire parce qu’il y a un paquet de failles dans le système censé protéger les consommateurs4 dont on ne s’était pas trop rendu compte auparavant.

Et nous voici maintenant avec une décision choc du Bureau des régisseurs de la RBQ au sujet d’Habitations Trigone, l’une des entreprises de construction les plus importantes du Québec. Comme l’explique mon collègue Hugo Joncas, toutes ses licences, 19 au total, ont été annulées.

Lisez « Habitations Trigone perd toutes ses licences »

L’arbitre estime que les dirigeants de Trigone ne méritent plus la confiance du public. Il était temps.

Ce qui est particulier dans cette décision, c’est qu’Habitations Trigone n’a jamais eu de licence ! En réalité, cette entreprise fondée en 1991 n’a rien construit, comme l’a expliqué franchement son président, Patrice St-Pierre, à l’émission La facture, à Radio-Canada5.

« [Pour construire], ça me prend un terrain. Habitations Trigone n’a pas de terrain. Ça me prend une licence de construction de la Régie du bâtiment, ça me prend une couverture d’un plan de garantie obligatoire. Habitations Trigone n’a pas ça. Comprenez-vous ? Habitations Trigone est une marque de commerce qu’on promouvoit [sic]. »

Ce sont plutôt des sociétés à numéro qui construisent.

Évidemment, Trigone est loin d’être la seule entreprise à utiliser cette stratégie, qui est légale. Mais le régisseur de la RBQ lui reproche d’avoir créé une confusion d’une « ampleur inégalée » avec ses multiples coquilles.

« Les clients, les inspecteurs, les municipalités et les sous-traitants ont été pris au piège dans cet enchevêtrement d’entreprises, de marques de commerce et d’affirmations pouvant porter à confusion quant à l’identité du véritable entrepreneur », écrit le régisseur Gilles Mignault.

Les consommateurs y ont particulièrement goûté.

« Il était temps »

« Ils se sont fait pincer, il était temps ! », a réagi un avocat qui s’est battu contre Trigone il y a une dizaine d’années. Déjà, à l’époque, l’entreprise ne coopérait pas, même si ses clients ne pouvaient pas faire assurer leur condo tant les vices de construction étaient dangereux, m’a-t-il raconté.

« C’est connu dans le milieu juridique qu’ils n’honorent pas leurs obligations après vente. Ils ont mauvaise réputation depuis 15 ans. Même quand tu obtiens un jugement contre eux, tu n’es pas capable de le faire exécuter », rapporte cet associé d’un grand cabinet qui a préféré taire son nom par crainte de représailles.

Le régisseur de la RBQ fait le même constat dans sa décision.

Bien sûr, il est rassurant de voir que Trigone a maintenant perdu ses licences. Mais comment se fait-il que l’entreprise ait pu continuer son petit manège si longtemps, malgré les plaintes à la RBQ et les poursuites (200 selon La facture) à répétition ?

En outre, pas moins de 731 plaintes fondées ont été reçues par les plans de garantie de l’ACQ concernant des logis construits par Trigone.

Tout cela n’a jamais sonné d’alarme assez forte à la RBQ pour réveiller ceux dont le devoir est de protéger les consommateurs.

Trigone a quand même réussi à devenir au fil des ans une marque forte qui inspirait confiance, à multiplier les projets d’envergure et à ériger 22 000 unités d’habitation.

C’est inquiétant.

Combien d’autres entrepreneurs multiplient les coquilles vides ? Combien d’autres n’assurent pas un bon service après-vente ? Faudra-t-il attendre un autre cas aussi grave que celui de Trigone pour que des licences soient annulées ?

Les manchettes choquantes concernant le milieu de la construction ne datent pas d’hier. Mais la récente concentration de révélations troublantes doit forcer tous les acteurs du milieu et les élus à une profonde réflexion. Et surtout à des actions. Car en immobilier, les conséquences des failles du système sur les consommateurs sont trop graves pour qu’on ne fasse rien.

1. Lisez « Constructions neuves : que valent les contrats ? » 2. Lisez « Une licence de la RBQ n’est pas gage de qualité » 3. Lisez « Faillite de Bel-Habitat : le désespoir et la colère » 4. Lisez « La faillite de Bel-Habitat révèle les failles du système » 5. Regardez un reportage de La facture sur Habitations Trigone