C’est une tragédie. Il n’y a pas d’autres mots. Au moins 118 familles ont acheté une maison qui ne sera jamais construite. L’entrepreneur Bel-Habitat a fait faillite à la fin juin et s’est éclipsé, en même temps que leur substantiel acompte.

La liste des créanciers fait mal à lire.

Des couples ont perdu 138 000 $, 161 800 $, 350 000 $, 420 000 $, 500 000 $, 777 000 $ même. J’aurais envie d’écrire leurs noms pour qu’on réalise qu’il y a des humains, des vies brisées derrière ces chiffres. Mais les créanciers n’ont pas besoin que leur vie privée soit étalée au grand jour alors qu’ils tentent de survivre, littéralement.

Des dizaines de clients de Bel-Habitat ont tout de même accepté de poser pour Le Journal de Montréal il y a quelques jours. Une photo de groupe comme on en voit rarement. On distinguait peu les visages derrière les masques, mais on pouvait deviner la détresse. En tout, leurs acomptes totalisent 17 millions de dollars.

Lisez l’article du Journal de Montréal

Henri Tang est devenu le porte-parole de ces 118 créanciers. Il a appris à la vitesse grand V à donner des entrevues à des journalistes, un boulot qu’il aurait préféré ne jamais faire. Il ne dort plus beaucoup, il a perdu beaucoup de poids en deux semaines. Il tient le coup parce que la cause est « noble ».

Ayant vendu sa maison, il vit dans un appartement qui était payé par Bel-Habitat, qui tardait à lui livrer sa maison neuve. Il était en train de faire ses boîtes quand je l’ai joint. Le trentenaire ira vivre dans sa famille. Les fondations de « sa » maison ne sont même pas coulées. Il a pourtant versé son premier acompte en 2017.

Informé, allumé, dégourdi, Henri Tang ne cesse de se demander ce qu’il aurait pu faire de plus pour que son nom ne figure pas sur la liste de créanciers à côté de ce montant : 275 880 $.

Il a beau chercher, il ne trouve pas.

« J’ai essayé de prendre le blâme de toutes les manières », lâche-t-il.

Les clients de Bel-Habitat ont des pensées suicidaires, affirme Henri Tang. « C’est un drame humain. C’est comme si on saisissait un respirateur artificiel. »

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Le chiffre magique dans toute cette histoire, celui qu’il faut retenir à tout prix, c’est 50 000.

Au Québec, les acomptes versés pour l’achat d’une maison neuve sont protégés jusqu’à concurrence de 50 000 $ par le programme de Garantie de construction résidentielle (GCR). C’est écrit noir sur blanc dans le Contrat de garantie que les entrepreneurs doivent normalement faire signer à leurs clients en même temps que le contrat préliminaire.

Ça, c’est la procédure que GCR recommande aux entrepreneurs qu’il accrédite.

Dans la vraie vie, peu de gens savent qu’ils doivent signer deux contrats en même temps. Ce n’est écrit nulle part sur le contrat préliminaire. Et Bel-Habitat n’a pas suivi cette recommandation.

L’entreprise a plutôt fait signer des « attestations d’acompte », un document d’une seule page recto rédigé par GCR et fourni aux entrepreneurs, mais non obligatoire. Cette attestation ne mentionne pas davantage la protection maximale de 50 000 $. Et pas un mot non plus sur le fait qu’un contrat de garantie explicite de six pages doit être signé.

« Comment un citoyen normal qui travaille de 9 à 5 peut savoir ça ? se demande Henri Tang. Il y a une faille. Est-ce qu’on est tous des fous ? Des idiots ? Je suis du genre à lire les contrats au complet et à faire attendre le gars à côté. »

La plupart des clients de Bel-Habitat ont versé des acomptes bien supérieurs à 50 000 $ parce que Bel-Habitat leur offrait ainsi un rabais. Évidemment, les vendeurs ne leur ont jamais indiqué qu’ils prenaient ainsi un risque financier important.

Karnig Deuchoglian et sa conjointe, qui ne veut pas être identifiée pour des raisons professionnelles, ont avancé 175 000 $ parce que le prix régulier de la maison qu’ils voulaient était au-dessus de leurs moyens. C’était en juillet 2018. Quand elle s’inquiétait des retards de construction, la vendeuse de Bel-Habitat lui disait toujours : « Tu vas ravoir ton argent si tu veux le ravoir. »

Depuis trois ans, la Lavalloise a aussi mis énormément d’énergie dans le dossier. Impatiente de voir sa maison sortir de terre, elle relançait Luc Perrier, le propriétaire de Bel-Habitat. « Il mettait la faute sur la Ville [de Laval] pour les retards. » Elle a appelé plusieurs fois la Ville pour savoir ce qui se passait avec « son lot ». « On me disait que c’était confidentiel. Ils protègent plus le constructeur que les citoyens. Ils ne donnent pas d’informations », dit-elle en pleurant.

La porte-parole de la Ville de Laval, Anne-Marie Braconnier, a indiqué par écrit à La Presse que « tant que les propriétés ne sont pas dûment notariées au nom des acheteurs [et donc que ceux-ci en deviennent propriétaires], la Ville ne peut pas légalement transmettre ces informations » jugées confidentielles.

La mère de famille n’arrive toujours pas à comprendre l’attitude de la Ville de Laval dans cette longue saga. « Comment est-ce que je pouvais savoir si Luc [Perrier] me disait vrai ou s’il était en train de me niaiser ? »

Elle a aussi déploré les retards de construction lors de rencontres avec Desjardins. « Ils me disaient que c’était fiable [Bel-Habitat], qu’ils font des contrats pour trois maisons par semaine. Qu’ils étaient habitués à travailler avec lui. »

La porte-parole de Desjardins Chantal Corbeil a réagi en affirmant ne pas pouvoir « savoir ce qu’affirme un employé » et ajoute que la politique de la coopérative est de ne pas « commenter les projets ni de les qualifier ».

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Chose certaine, le passé de Luc Perrier était loin d’être sans tache : faillites personnelles, condamnation de la Chambre de la sécurité financière et association avec des personnes reconnues coupables de fraude, comme nous l’avons écrit dimanche. Luc Perrier n’a pas donné de suite à notre demande d’entrevue.

Lisez l’enquête de La Presse sur le passé de Luc Perrier

Henri Tang se demande justement si les banques ne devraient pas mieux protéger leurs clients. Quand la sienne lui a remis un chèque de 170 000 $ destiné à Bel-Habitat, personne n’a levé de drapeau rouge. Mais le jour où il a déposé une importante somme d’argent dans son compte, il a dû expliquer que c’était des cadeaux de mariage…

Le trentenaire est abasourdi « qu’une seule personne puisse avoir un impact d’une telle amplitude » sur tant de personnes.

« Aucun processus n’est parfait. Mais [une catastrophe] qui a impacts sur des affaires aussi énormes, ça ne devrait pas arriver dans un processus aussi rodé et vieux que l’achat d’une maison. La construction d’une maison, c’est la base, c’est le plus gros achat d’une vie. On ne parle pas de l’imposition des bitcoins, c’est nouveau, on peut se planter. Mais dans le processus de construction d’une maison, il y a tellement d’organismes qu’on se sent protégés. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

De l’extérieur, on constate que les entrepreneurs n’ont pas trop intérêt à ce que leurs clients sachent que l’acompte maximal qui est protégé par Garantie de construction résidentielle (GRC) est de 50 000 $ ; les entreprises qui lancent des chantiers ont besoin d’importantes liquidités, note notre chroniqueuse.

La protection maximale de 50 000 $ est-elle assez connue ?

Au fond, tout le drame provoqué par la faillite de Bel-Habitat soulève une grande question fondamentale : les consommateurs sont-ils adéquatement protégés par le programme de garantie de Garantie de construction résidentielle (GRC) lorsqu’ils achètent une maison sur plan ?

Bien sûr, les victimes qui ont versé des centaines de milliers de dollars à Bel-Habitat vous diront que non.

Bien sûr, GRC vous dira que son site internet est clair sur le fait que la protection des acomptes se limite à 50 000 $. Et que le consommateur doit faire ses recherches.

De l’extérieur, on ne peut que constater que les entrepreneurs n’ont pas trop intérêt à ce que leurs clients sachent que l’acompte maximal qui est protégé par GCR est de 50 000 $. Pour commencer des travaux, surtout avec le prix actuel des matériaux, les entreprises qui lancent des chantiers ont besoin d’importantes liquidités.

Alors se peut-il qu’elles n’insistent pas trop sur la protection maximale de GCR ? Et qu’elles aient intérêt à la passer sous silence pour obtenir davantage d’argent ?

IMAGE TIRÉE DU SITE DE GARANTIE DE CONSTRUCTION RÉSIDENTIELLE

Exemple de contrat de garantie disponible sur le site de Garantie de construction résidentielle

Chose certaine, la protection maximale de 50 000 $ n’est pas inscrite sur le contrat préliminaire que les acheteurs signent. Elle ne se trouve que sur le contrat de garantie que l’entrepreneur peut faire signer en même temps qu’il reçoit son chèque… ou pas.

Ce n’est qu’une fois ce contrat de garantie transmis à GCR que la construction est officiellement enregistrée dans le système.

« Ça arrive qu’on reçoive des enregistrements tardivement », me confirme le porte-parole de GCR, François-William Simard. Dans le cas du projet de la rue Abeille de Bel-Habitat, à Laval, presque tous les contrats de garantie ont été signés en juin 2021, alors que les acomptes ont commencé à être versés en 2017.

Il semble évident que les risques pour le consommateur seraient moindres si toute l’information pertinente pour leur protection se trouvait sur un seul et même document.

En outre, devant les cas d’enregistrements tardifs, GCR aurait dû prendre des mesures pour que ce scénario ne soit plus possible. Car aucun acompte ne devrait être versé sans que les clauses du contrat de garantie soient connues, comprises et signées par l’acheteur d’une maison neuve.

Malgré l’ampleur de la crise qui touche aujourd’hui GCR, il n’a pas été possible d’obtenir une entrevue avec son président-directeur général, Daniel Laplante. Il n’était « pas disponible » la semaine dernière. Le porte-parole François-William Simard a reconnu au cours de deux conversations que des efforts supplémentaires de communication devraient être faits pour que les limites du plan de garantie soient mieux connues du commun des mortels.

Même si ce n’est pas dans son mandat, GCR a mis rapidement en place une ligne de soutien psychologique pour les victimes en plus de tenir deux journées de rencontres dans un hôtel, a insisté M. Simard.

Fort bien. Mais rien n’indique que les victimes de Bel-Habitat obtiendront plus de 50 000 $ de la part de GCR. En fait, dans un communiqué publié le 9 juillet, l’OBNL a plutôt répété qu’il allait « procéder aux remboursements rapidement afin que les gens touchés puissent récupérer les montants couverts par le Règlement aussi vite que possible ».

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Y a-t-il une lueur d’espoir du côté de la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) ?

Pour chaque maison assurée par GCR, une portion du coût de la prime (300 $) est versée dans un Fonds de garantie administré par la RBQ. Celui-ci contient actuellement 32 millions de dollars. Depuis sa création en 2012, il n’a servi qu’une seule fois, pour indemniser les victimes de la pyrrhotite dans la région de Trois-Rivières.

Le site de la RBQ précise que cette « réserve spéciale » peut être utilisée « dans les cas de sinistres majeurs exceptionnels ou imprévisibles ». Il n’existe pas de définition plus précise d’un type d’évènement qui pourrait permettre à des consommateurs de faire une réclamation. Mais le porte-parole de la RBQ, Sylvain Lamothe, affirme qu’« une faillite n’est pas un sinistre majeur ».

Sachant que le fonds ne sert pratiquement jamais, qu’il est bien garni et que la faillite de Bel-Habitat est un évènement hors norme et tragique, pourrait-il être mis à contribution pour soulager les victimes ? Y aurait-il moyen pour la RBQ de faire preuve de compassion, d’humanité ?

La réponse de M. Lamothe laisse place à une multitude d’interprétations.

« Je ne peux pas répondre à ça. La décision, le traitement, l’analyse, le contexte… Je ne peux pas aller au-delà de ça. Les personnes doivent rencontrer GCR et doivent faire état de leur situation. Chacun de leurs cas est différent. Et chacune des situations sera analysée. […] On traversera le pont quand on sera rendu à la rivière. »

Mais au cours d’une conversation précédente avec M. Lamothe, il m’avait aussi dit ceci :

« Le Fonds de garantie ne joue aucun rôle dans la situation actuelle. C’est l’administrateur [GCR] avec son fonds de réserve qui est en mesure d’assumer ses obligations. Et tant et aussi longtemps qu’il n’y a pas de problème de solvabilité au niveau du fonds de GCR, le fonds de garantie ne sera jamais en cause. Ça n’a rien à voir. »