Être esseulé est très mauvais pour la santé. Ça, de multiples recherches l’ont démontré au fil des ans. Plus de dépression, de maladies cardiovasculaires, de démence, de diabète… D’un point de vue individuel, la « déconnexion sociale » gruge l’état de santé d’une personne comme le ferait la consommation de 15 cigarettes par jour, a rappelé en 2023 le médecin américain Vivek H. Murthy, administrateur national de santé publique aux États-Unis.

Ce qu’on dit moins, c’est à quel point l’isolement social des individus finit par affecter toute la société démocratique. « La démocratie ne garantit pas la connectivité sociale, c’est vrai », dit la sociologue passionnée des questions de solitude et d’isolement social Kim Samuel. « Mais un manque de liens sociaux mine la démocratie. »

Mais avant de parler de totalitarisme, de la philosophe allemande Hannah Arendt et du « côté sombre » du besoin d’appartenance, Kim Samuel préfère parler… des postiers britanniques.

« Avez-vous entendu parler du scandale du service postal ? Ici, ça choque tout le monde », lance cette Ontarienne d’origine qui voyage entre les universités McGill et Oxford, que nous avons jointe en visioconférence fin janvier dans son appartement londonien.

Le « British Post Office Scandal », donc, remonte à 1999. Cette année-là, un nouveau système informatique de gestion comptable des stocks, appelé Horizon, a commencé à être implanté dans le réseau des comptoirs postaux du pays. Ceux-ci sont gérés par des commerçants qui obtiennent une concession de The Post Office, la société d’État qui coordonne le réseau de distribution du courrier.

Le système Horizon fonctionnait mal. Bien vite, les postiers se sont plaints qu’Horizon détectait un déséquilibre incohérent entre les recettes et les dépenses. Mais les gestionnaires de The Post Office ont ignoré les plaintes des postiers. Pire : entre 1999 et 2015, la société a poursuivi pour fraude et vol au moins 700 postiers sur la base des informations erronées fournies par Horizon. Soit plus d’un postier accusé par semaine… pendant 16 ans.

Lisez l’article « Seuls contre le système »

Dans toute cette saga, qui fait encore les manchettes au Royaume-Uni 25 ans plus tard, Kim Samuel a été frappée par un élément en particulier.

Quand les postiers ont rapporté des problèmes avec Horizon, chacun d’entre eux s’est fait dire qu’il était la seule personne à prétendre que le système s’était trompé. La seule ! Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus terrible.

Kim Samuel, sociologue et professeure associée au collège Green Templeton

Ce n’était pas un hasard. Les enquêtes publiques ont démontré que les agents du centre d’appel chargés d’aider les postiers avaient reçu la consigne de leur dire que personne d’autre n’avait signalé une erreur. Du coup, la crédibilité de la plainte du postier était mise à mal. « Je me suis sentie stupide d’apprendre que j’étais la seule personne qui avait des problèmes », a témoigné la postière Margery Lorraine Williams lors de son audience en 2021.

Les conséquences de cet isolement ont été dévastatrices.

Incapables de contester la preuve apparemment irréfutable délivrée par Horizon, des postiers ont puisé dans leurs économies pour éponger le manque à gagner. Beaucoup ont perdu leur commerce, leur réputation. Certains ont fait de la prison. Des cas de tentatives de suicide, et de suicides, ont été rapportés.

« Comme il n’y avait aucune mention nulle part que d’autres postiers avaient vécu la même chose que moi, [ma situation] me semblait complètement désespérée », a témoigné un autre postier, Hughie Noel Thomas, à propos du moment où il a été condamné à neuf mois de prison. Après avoir purgé sa peine, il a gardé le silence sur ces évènements pendant trois ans. « Je me sentais terriblement seul, croyez-moi. »

Ce n’est qu’à partir de 2008 que des témoignages ont commencé à émerger et que des doutes ont été publiquement soulevés quant à la fiabilité d’Horizon. « Et les gens ont réalisé qu’il ne s’agissait pas seulement d’eux. Ils ont pu se rassembler. Ils n’étaient plus seuls », dit Kim Samuel.

Et il est là, le lien avec la philosophe allemande Hannah Arendt.

Le totalitarisme discret

Hannah Arendt a fui l’Allemagne nazie en 1933, puis y est retournée à la fin de la guerre pour essayer de comprendre ce qui s’était passé dans la tête de ses compatriotes. Dans son œuvre Les origines du totalitarisme », publiée en 1951, Hannah Arendt observe que ce système se fonde sur le sentiment de solitude, qu’elle décrit comme une « expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme ».

« Les despotes misent sur la déconnexion », rappelle la professeure Samuel.

À la base, les personnes isolées ont plus de mal à s’organiser, à participer au discours public, à questionner les représentants du gouvernement. Lorsque nous sommes déconnectés de relations qui ont du sens avec d’autres personnes de nos communautés, il est virtuellement impossible d’engager des actions collectives contre l’injustice.

La sociologue Kim Samuel

Bien sûr, la menace de l’instauration d’un régime politique totalitaire dans des pays comme le Royaume-Uni ou le Canada est peut-être faible.

« Mais ce qui est arrivé avec les postiers de The Post Office vous montre à quel point les choses peuvent facilement mal tourner s’il n’y a pas d’endroit où les gens peuvent se connecter les uns aux autres. »