Cinq ans après l’adoption de la loi 17, qui a aboli le système de permis dans l’industrie du taxi, celle-ci est plus instable que jamais, jugent ses représentants. On compte désormais deux fois plus de véhicules faisant du transport de personnes, si bien que certains chauffeurs conduisent en parallèle pour plusieurs enseignes, et que des « taxis fantômes » font maintenant leur apparition.

Avant la réforme, on comptait environ 8300 permis de taxis au Québec. En 2023, pas moins de 19 000 véhicules étaient enregistrés auprès de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ).

« Honnêtement, c’est rendu l’équivalent d’une course à cheval. Il n’y a plus personne qui régit les normes. Ça laisse le champ libre à ceux qui veulent porter deux, trois, voire quatre chapeaux », déplore le directeur général de Taxi Coop, Jean Fortier, en entrevue avec La Presse.

Sa sortie survient alors qu’un procès s’est ouvert, début avril, dans le cadre d’une action collective où des chauffeurs de taxi accusent le gouvernement du Québec d’avoir fait perdre toute la valeur à leurs permis en permettant à l’entreprise de covoiturage Uber d’être en opération, puis en abolissant le système de permis.

Les taxis dits « traditionnels » n’ont pas disparu, mais le géant américain accapare désormais la majeure partie de l’industrie « des transports rémunérés » au Québec. En effet, les deux tiers des véhicules enregistrés roulent désormais sous son enseigne.

Devant la mainmise d’Uber, de nombreux chauffeurs de taxi ont décidé d’offrir simultanément leurs services sur la plateforme du transporteur américain. Jean Fortier dit observer de plus en plus de chauffeurs conjuguant l’utilisation d’un taxi homologué et les services d’Uber, ce qui est interdit dans la plupart des grandes organisations, qui ont des clauses de « non-compétitivité ».

Il y en a beaucoup. Chez nous, on a une dizaine de surveillants qui sont affectés à ça. Ça nuit beaucoup aux revenus des vrais chauffeurs de taxi, ceux qui sont fidèles à l’industrie.

Jean Fortier, directeur général de Taxi Coop

« Taxi fantôme »

Et dans l’ombre du géant américain, nombre de petits joueurs décident de se lancer eux aussi dans le transport de personnes, sans s’affilier à une enseigne.

« On voit de plus en plus de taxis qui n’ont aucune bannière, donc des gens qui s’achètent une enseigne sur Amazon, qui la mettent sur la voiture et qui s’achètent une attestation de transport rémunéré facilement à la SAAQ. Ensuite, ils se mettent à deux ou trois, et ils se partagent des appels. Ça fait en sorte qu’il y a une suroffre totale », note le président de l’Association des taxis des régions du Québec (ATRQ), Serge Lebreux.

D’après les deux hommes, le gouvernement a ouvert la porte à de nombreuses dérives en adoptant en 2019 la Loi concernant le transport rémunéré de personnes par automobile, qui a notamment aboli le système de permis et de quotas, en assouplissant dans la foulée d’autres réglementations.

« Aujourd’hui, tout le monde s’en permet un peu plus, et ça devient un terrain de jeu », dit M. Fortier, qui s’inquiète du laisser-aller du gouvernement dans ce dossier.

« Tout ça est très problématique, pour plusieurs raisons », ajoute M. Lebreux.

La principale, c’est que l’argent n’est pas déclaré. On a juste déplacé le problème et il est probablement plus gros aujourd’hui. C’est de l’argent qui disparaît.

Serge Lebreux, président de l’Association des taxis des régions du Québec

La solution, à ses yeux ? « Donner des bannières à tous les taxis. » Le minimum, dit M. Lebreux, « serait d’obliger toutes ces personnes qui vont chercher une attestation à la SAAQ à s’associer à une coopérative de taxi ». « C’est la seule façon de garder un peu d’ordre dans un système qui n’en a plus », note-t-il.

À Montréal, le chaos est tel que nombre de chauffeurs n’arrivent même plus à rendre le service au quotidien, soutient quant à lui M. Fortier. « On reçoit l’appel, on envoie le véhicule, mais il y a une grosse chance que le client ne soit plus là parce que quelqu’un d’autre l’a ramassé entre-temps. C’est typique aux épiceries, aux hôtels, aux évènements, partout où il y a de la masse, ces chauffeurs-là, ils voient l’appât du gain. »

L’expert en planification des transports à l’Université de Montréal Pierre Barrieau estime que le phénomène de « taxis fantômes » pourrait mener à une « forme de spirale de déclin » de l’industrie du taxi, avec le temps. « Si les gens ont moins accès au taxi, ils vont moins avoir le réflexe et ils vont davantage utiliser Uber. Et ultimement, tout ça fera en sorte qu’il y aura encore plus de taxis fantômes. C’est beaucoup d’argent qui est perdu par des joueurs comme Taxi Coop », raisonne M. Barrieau.

Québec, de son côté, ne fera « aucun commentaire puisque le dossier est toujours devant les tribunaux », a indiqué le cabinet de la ministre des Transports, Geneviève Guilbault.

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