Ils tenaient un comptoir postal au centre d’une grande ville ou d’un petit village de campagne. Ils y avaient mis leurs économies, leur fierté. Et un jour, ils ont tout perdu, dans la honte et la ruine. La série de l’heure à la télé britannique raconte l’histoire vraie de centaines de postiers accusés à tort de fraude et qui attendent toujours, 25 ans plus tard, une réparation.

La série s’intitule Mr Bates vs The Post Office, du nom de poursuites judiciaires dont les jugements ont été rendus entre 2017 et 2019. Qui sont les protagonistes de cette histoire ?

D’abord la société publique britannique The Post Office, à ne pas confondre avec la Royal Mail. The Post Office coordonne la constellation d’une dizaine de milliers de bureaux de poste qui relaient le courrier des Britanniques à travers le royaume. Chacun des bureaux est dirigé par un maître de poste franchisé, qui gère son comptoir comme son propre commerce – comme c’est le cas pour les comptoirs postaux de Postes Canada situés dans des papeteries, des stations-service, des épiceries, etc.

Et ensuite M. Bates, Alan de son prénom. En 1998, il a pris en charge le bureau de poste de Craig-y-Don, banlieue côtière du nord du pays de Galles. C’était un an avant que l’implantation d’un nouveau logiciel fasse capoter son commerce, et celui de centaines d’autres postiers comme lui à travers le royaume.

Que s’est-il passé en 1999 ?

Cette année-là, un nouveau système informatique de gestion comptable des stocks, appelé Horizon, a commencé à être implanté dans le réseau des comptoirs Post Office. Assez rapidement, les postiers se sont plaints que le système détectait à tort des déséquilibres entre les recettes et les dépenses. Alan Bates a fait ses premiers signalements en 2000, lorsque Horizon a décrété qu’il manquait 6000 £ (soit près de 10 000 $ CAN) dans sa caisse.

Mais The Post Office n’a jamais reconnu les lacunes de son système.

Chaque fois qu’Horizon détectait un comptoir problématique, un maître de poste était placé devant une preuve apparemment irréfutable et mis en demeure de rembourser le manque à gagner. Entre 1999 et 2015, plus de 900 d’entre eux ont fait l’objet de poursuites pour répondre à des accusations de fraude et de vol basées sur les données livrées par Horizon.

Alan Bates, quant à lui, a été particulièrement pugnace pour forcer The Post Office à lui prouver que ses comptes étaient déficitaires. Son acharnement lui a coûté son commerce : The Post Office lui a retiré son comptoir en 2003.

Quel impact ces erreurs de système informatique ont-elles eu sur les postiers ?

Un impact terrible. Mais ce ne sont pas seulement les problèmes informatiques qui ont terrassé les postiers, mais surtout l’attitude de The Post Office à leur égard. À commencer par celle des agents du centre d’appel chargés d’aider les franchisés à utiliser Horizon. Aux postiers qui signalaient des erreurs les concernant, les agents avaient reçu la consigne de répondre qu’ils étaient « les seuls à avoir rapporté un problème ».

Impuissants devant le « système » qu’ils étaient incapables de contester, certains postiers ont vidé leurs économies pour éponger une dette fictive qui pouvait atteindre des milliers de livres sterling. Quand des accusations ont été déposées contre eux, la nouvelle de la « fraude » présumée les a accablés de honte. Certains postiers incapables de payer ont fait de la prison, y ont perdu leur réputation, leur maison, leur famille. Des postiers désespérés ont fait une tentative de suicide. Quelques-uns n’y ont pas survécu.

CAPTURE D’ÉCRAN FOURNIE PAR L’UNITÉ D’ENREGISTREMENT DU PARLEMENT BRITANNIQUE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’ancien maître de poste franchisé Alan Bates, lors de son témoignage par vidéoconférence, en janvier dernier

Alan Bates allait contribuer à briser cette chape de honte et d’isolement dans laquelle avaient été plongés les postiers.

Comment Alan Bates et les postiers ont-ils réussi à se défendre ?

En 2004, après avoir perdu son comptoir, Alan Bates a contacté le magazine informatique Computer Weekly. Il aura fallu attendre 2008 pour que le magazine accumule suffisamment de témoignages pour publier son enquête, qui a été suivie par une seconde diffusée par la BBC. En 2009, Alan Bates et un groupe de postiers ont réclamé la tenue d’une enquête indépendante. Une première enquête a conclu en 2015 que le système Horizon n’était pas au point lors de son déploiement. En 2017, un groupe de 550 postiers, dont M. Bates, ont collectivement poursuivi The Post Office. En 2019, ils ont obtenu une compensation de 58 millions de livres sterling… dont bien peu de postiers ont vu la couleur, encore aujourd’hui.

Donc, 25 ans plus tard, les postiers n’ont toujours pas été dédommagés ?

En effet. La diffusion de la série en janvier – accompagnée d’un documentaire, Mr Bates vs The Post Office : The Real Story – a ravivé l’indignation des Britanniques devant ce qui a été qualifié de « l’une des plus grandes erreurs judiciaires » de l’histoire du Royaume-Uni par le premier ministre Rishi Sunak. Ce dernier a promis d’adopter des mesures pour accélérer le retrait officiel des accusations. En date du 15 janvier 2024, seuls 95 postiers avaient été blanchis. Le gouvernement a aussi promis de verser aux postiers une avance sur le dédommagement de 600 000 £ qui doit leur être remis lorsqu’ils seront exonérés. Le 31 janvier, la société japonaise Fujitsu, qui avait conçu Horizon, a fini par présenter ses excuses aux postiers britanniques.

Avec l’Associated Press, l’Agence France-Presse, la BBC et Computer Weekly

Visionnez la première partie du documentaire Mr Bates vs The Post Office : The Real Story (en anglais)