Quelque 140 km, soit environ l’équivalent de la distance entre Montréal et Trois-Rivières. C’est ce que parcourent chaque semaine des facteurs urbains depuis qu’ils doivent aussi assumer le rôle de camelots pour la distribution de journaux régionaux et d’articles publicitaires. Des revenus indispensables pour Postes Canada, dont les pertes pour 2023 totalisent 748 millions.

10 h – 0 km

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Depuis la mort du Publisac, les facteurs de Postes Canada ont la charge de distribuer des circulaires.

« Avant, j’aimais ma job. Maintenant, j’ai une job », glisse Sébastien*, que La Presse a accompagné sur son petit marathon quotidien de 30 km. Il guide nos pas en ce mardi ensoleillé, après avoir déjà accumulé deux heures de tri à son bureau local.

Ce qui a changé, au cours des dernières semaines ? La distribution par Postes Canada du cahier publicitaire raddar, réponse de TC Transcontinental à l’abandon du Publisac. Au mois de mai, ce sont presque 4 millions de recueils d’aubaines d’environ 100 grammes chacun qui seront distribués chaque semaine par la société qui gère lettres et colis depuis la fondation du Canada, en 1867.

Postes Canada livre aussi des hebdomadaires régionaux et un nombre croissant de circulaires depuis que ceux-ci ont quitté les sacs en plastique naguère distribués par des travailleurs autonomes. En tant qu’instance fédérale, l’entreprise postale échappe aux réglementations de villes comme Montréal, qui interdit la distribution d’articles publicitaires dans les boîtes aux lettres, à moins d’adhésion volontaire (opt-in).

« Vous devez trouver ça plate, les circulaires ? », nous lance une marcheuse dans un quartier résidentiel cossu. « C’est pas mal plus lourd, hein ? Et ça enlève de la job aux camelots. »

De fait, plus de 3000 livreurs du Publisac ont vu leur emploi disparaître avec la fin du Publisac, selon TC Transcontinental.

11 h – 5 km

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Circulaires et journaux sont déposés systématiquement dans les boîtes aux lettres.

Sur le premier tiers de trajet consacré entre autres au matériel publicitaire, nous devons nous rendre à toutes les portes, à l’exception de trois ou quatre coiffées d’un autocollant « Pas de circulaires ».

Les villes devraient envoyer des collants à tous leurs résidants pour savoir s’ils veulent qu’on leur distribue des circulaires, juste le journal ou bien rien du tout sauf les lettres et les colis.

Sébastien, facteur de Postes Canada

Le facteur s’explique mal de voir autant de papier se diriger illico vers le bac vert, avec tous les coûts reliés – transport, recyclage, etc. – pour les autorités municipales.

La marche est sportive, en dépit d’une charge qui atteindra jusqu’à environ 11 kilogrammes (25 livres). Le poids maximal prévu par la convention collective pour les facteurs urbains est de 35 livres, à peu près le poids d’un enfant de 4 ans.

Midi – 11 km

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Sébastien souffre d’une épicondylite, communément appelée tennis elbow

La multiplication des circulaires signifie davantage d’arrêts à des armoires de relais. Nous nous y arrêterons à une quinzaine de reprises pendant la journée. À l’ère pré-raddar, un maximum de cinq haltes était nécessaire, explique Sébastien.

Depuis peu, à force de mouvements répétitifs avec sa main chargée de courrier, Sébastien développe une épicondylite ; une douleur au coude le lui rappelle.

Sébastien redoute un nouvel arrêt de travail. Il s’est foulé une cheville en 2020. « Le monde pense que c’est l’fun, d’être payé pour marcher, mais ça te brûle. Depuis la restructuration, trois collègues sont tombés en arrêt de travail, dont deux pour des douleurs dorsales. »

En 2023, la fréquence des blessures par tranche de 100 employés s’est améliorée de 8 % par rapport à l’année précédente, alors que l’objectif était de 10 %, indique un rapport publié vendredi. Cette statistique concerne toutefois l’ensemble du personnel, et non seulement les facteurs.

« Nous avons soulevé plusieurs exemples d’accidents de travail qui n’ont pas été déclarés, en raison de l’influence de superviseurs qui proposent plutôt des mesures d’adaptation maison », nuance le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP) dans une publication interne diffusée en septembre dernier, que La Presse a obtenue.

La CNESST a refusé notre demande de statistiques sur les congés de maladie des facteurs, expliquant qu’elle ne comptabilise pas cette information.

13 h – 16 km

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Si le rôle de nombreux facteurs a changé, c’est que Postes Canada cherche par tous les moyens de garnir ses coffres alors que les Canadiens envoient 3,3 milliards de lettres de moins qu’en 2006, pour un total de 2,2 milliards. La société postale a annoncé vendredi dernier des pertes avant impôt de 748 millions en 2023, comparativement à un manque à gagner de 548 millions l’année précédente.

Une « restructuration » inévitable du travail s’est soldée par des trajets de livraison plus complexes, plus longs et plus chargés, affirment des représentants syndicaux contactés par La Presse.

« On a une plus grande charge de travail, mais on n’a pas plus de temps et on n’a pas plus d’équipements », déplore Simon Caron, facteur rural et président de la section locale de Saint-Jérôme du STTP. Les sacs de ses membres, dit-il, débordent de circulaires et de raddar. « La philosophie, c’est : arrangez-vous avec ça, et si vous vous blessez, ne venez pas nous embêter. »

Il va y avoir du retard de courrier.

Isabelle Leclerc-Dupuis, factrice et présidente syndicale de la section locale de Sorel

 « Des facteurs vont devoir s’absenter », prévient Mme Leclerc-Dupuis.

« On ne peut pas cracher sur du travail, mais est-ce qu’on peut être rémunérés et outillés en conséquence pour que ce soit viable ? », poursuit-elle.

Le STTP négocie la prochaine convention collective des facteurs urbains depuis le mois de février 2024.

Postes Canada n’a pas répondu à nos questions précises, mais elle nous a envoyé un long courriel où elle explique que la santé et la sécurité sont sa « priorité absolue ».

Pour préparer la distribution du raddar, « nous avons revu nos opérations et ajusté l’équipement pour aider notre personnel à gérer ce volume, par exemple en procurant des chariots aux facteurs, en ajoutant des armoires de relais le long des itinéraires de livraison et des étagères dans les postes de facteurs », écrit une porte-parole.

15 h – 22 km

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La portion de la route consacrée aux circulaires est terminée. Notre cheville et notre aine droites sont endolories. La livraison de lettres et de colis permet de sauter une porte ou deux, faute de courrier.

À partir de 15 h 30, Sébastien s’aventure dans les inévitables heures supplémentaires, des coûts que la direction tentait d’éviter avec sa restructuration. Depuis qu’il a hérité de sa nouvelle route, notre guide dépasse systématiquement son horaire habituel d’une heure ou deux, confie-t-il.

Un facteur au pas plus lent risquerait de terminer à la noirceur, s’il termine.

Nous ne sommes pas censés être dans le sport d’endurance, nous sommes dans le service public.

Sébastien, facteur de Postes Canada

« Dans notre convention, il y a des limites de poids, mais pas de longueur des itinéraires », explique Yannick Scott, directeur national pour le STTP, région Montréal métropolitain. « Les itinéraires sont calculés en fonction du pourcentage de desserte [le ratio de portes desservies], mais ce calcul est basé sur le service de postes-lettres. »

Le raddar et les circulaires exigent un taux de desserte de presque 100 %, ce qui ajoute de nombreux déplacements excédentaires exclus du système de mesure.

À Montréal, les facteurs doivent par exemple multiplier les allers-retours vers leur camion, qui sert de boîte à relais, pour transporter une charge acceptable.

16 h 30 – 30 km

Au bout d’une interminable rangée de bungalows, notre journée de travail est terminée. Pas celle de notre accompagnateur, qui doit commencer le tri des circulaires distribuées le lendemain. Il terminera vers 17 h 30, avec des douleurs au genou et à l’aine.

Le lendemain matin, notre corps crie à l’aide. Sébastien, lui, est en route vers une première boîte remplie de poches de courrier gris-beige. Il se prépare à vivre un énième petit marathon.

* Sébastien a demandé à taire son nom, n’ayant pas été autorisé à parler publiquement de la situation.

En chiffres

60 %

Baisse du volume de lettres de 2006 à 2023, selon Postes Canada

De 1,5 à 2,5 cents

Somme touchée par les facteurs urbains pour chaque circulaire distribuée

30 $

Salaire horaire du facteur que nous accompagnons. Il est en poste depuis plus de 10 ans.

600

Nombre approximatif de portes couvertes par notre trajet

7

Nombre de chiens qui ont jappé à notre arrivée

3

Adresses que nous n’avons pas visitées en raison d’un chien dangereux ou d’un problème d’accès