Les Forces armées canadiennes (FAC) ne reflètent pas la diversité du pays – et la proportion de Noirs l’illustre bien, démontrent des statistiques obtenues par La Presse. À peine 1,6 % des membres de la Force régulière et de la Première réserve s’identifient comme Noirs, soit presque trois fois moins que dans la population en général (4,3 %).

La Force régulière compte 1,5 % de Noirs et la Première réserve en recense 1,9 %.

Les FAC ont été réticentes à fournir ces statistiques à La Presse, en raison du caractère volontaire associé à celles-ci. Car, comme l’exige la Loi sur l’équité en matière d’emploi, l’armée demande à ses membres de s’identifier « volontairement » (ils ne sont pas obligés de répondre à ces questions) en tant qu’Autochtone, minorité visible ou personne avec un handicap.

En temps normal, seules les statistiques relatives à ces trois catégories sont rendues publiques. On les retrouve dans les rapports annuels. S’ajoutent à cela les chiffres quant au nombre de femmes dans les rangs. D’ailleurs, dans leur réponse initiale à notre demande sur la place des Noirs dans les rangs, les FAC avaient indiqué « ne pas compiler cette statistique », tout en ajoutant que 11,1 % des membres de la Force régulière et de la Première réserve s’identifiaient comme minorités visibles au 1er janvier 2023.

Les statistiques sur les Noirs nous ont été communiquées lorsque La Presse a indiqué aux FAC qu’elle avait en sa possession un formulaire d’auto-identification des militaires, comprenant des sous-questions sur l’appartenance à des groupes racisés. Celles-ci s’accompagnaient d’une mise en garde selon laquelle les chiffres ne reflètent peut-être pas l’exacte réalité, toujours en raison du caractère volontaire des réponses.

PHOTO CAPORAL-CHEF DUCHESNE-BEAULIEU, FOURNIE PAR LES FORCES ARMÉES CANADIENNES

Le soldat Calixte, fantassin du Royal Montreal Regiment participe à l’exercice XERUS ENDURCI, sur l’île Sainte-Thérèse dans la région de Montréal, le 29 octobre 2022.

Fort bien. Mais les Forces ont obtenu une masse critique élevée de répondants. En effet, 80 % des membres des FAC ont rempli la partie du questionnaire où ils s’auto-identifient comme Autochtones, membres des minorités visibles et personnes avec un handicap. Et de ceux-ci, 98,2 % ont répondu aux sous-questions relatives à leur groupe d’appartenance.

Les choix de réponses à la sous-question « Décrivez votre minorité visible ou origine » étaient : Noir, Chinois, Philippin, Japonais, Coréen, Asiatique du Sud/Indien de l’Est, Asiatique du Sud-Est, Asiatique de l’Ouest non blanc, Latino-Américain non blanc, Personne d’origine mixte et Autre minorité visible.

À quoi servent ces données sur les groupes racisés, si elles ne sont pas ouvertement communiquées ? « Elles peuvent être utilisées à des fins de recherche interne des FAC pour aider à éclairer les futures politiques des FAC liées aux programmes d’équité en matière d’emploi », répond Andrée-Anne Poulin des relations médias des Forces.

Loin de la réalité canadienne

Le fait que 11,1 % des membres des FAC soient issus des minorités visibles est proche de l’objectif recherché, soit 11,8 % d’ici 2026. De plus, la représentativité des minorités visibles a grimpé d’un point, de 10,1 % à 11,1 %, en un an.

« Nous prévoyons qu’à mesure que la représentation globale des minorités visibles augmentera dans les FAC, le nombre total de membres noirs augmentera également », croit-on.

PHOTO FOURNIE PAR LES FORCES ARMÉES CANADIENNES

Une membre de la Marine royale canadienne pilotant un drone, l’an dernier.

On est cependant loin de la réalité canadienne, note Grace Scoppio, professeure titulaire en études de la défense au Collège militaire royal du Canada et au département d’études politiques de l’Université Queens.

Dans l’ensemble de la population canadienne, les minorités visibles représentent le double de ces chiffres et ça va en augmentant.

Grace Scoppio, professeure titulaire en études de la défense au Collège militaire royal du Canada

Par contre, le fait que les FAC ont annoncé, le 5 décembre 2022, ouvrir les rangs aux résidents permanents pourrait faire augmenter sensiblement le nombre de membres des minorités visibles, croit Mme Scoppio.

« La grande majorité des immigrants arrivant au Canada sont issus des minorités, dit-elle. Il faudra cependant voir à quel point le système de recrutement des FAC s’ajustera à cet afflux. »

Et la répartition par grade ?

Les FAC n’ont pas répondu à une demande de La Presse afin de savoir combien il y avait de personnes noires chez les officiers, sous-officiers et militaires de rang. Encore une fois, on s’est limité à nous donner des chiffres sur les minorités visibles, soit 12,6 % des officiers et 9,3 % des militaires de rang s’y identifiant.

PHOTO CAPORAL BRADEN TRUDEAU, FOURNIE PAR LES FORCES ARMÉES CANADIENNES

Un membre de l’équipe de protection du NCSM Montréal en patrouille alors que le navire croise près des côtes espagnoles le 7 février 2022.

Selon Angelo Dos Santos Soares, professeur au département d’organisation et ressources humaines à l’UQAM, ce type de référence est « trop simple ». « Où sont les personnes noires dans l’armée ? Probablement au bas de l’échelle », croit ce dernier, expert en racisme au travail, mais qui dit ne pas avoir une expertise dans le domaine militaire. « Regardez la haute direction des entreprises québécoises. Il est très rare d’y retrouver des Noirs. Oui, il y a de l’amélioration, mais les changements sont lents. »

Grace Scoppio estime aussi que des données plus précises sur les groupes racisés sont nécessaires. « Les FAC disent qu’il faut se pencher sur l’expérience des personnes noires, mais comment peut-on le faire si on ne sait pas qui elles sont ? dit-elle. Combien de Noirs sont recrutés ? Avancent dans les rangs ? Quittent l’organisation trop tôt ? Portent plainte ? Il faut des chiffres pour répondre aux besoins. »

Des données sur les sous-groupes, réclame l’AFPC

L’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) presse le gouvernement fédéral de peaufiner la collecte et l’analyse des données concernant les minorités visibles, pour avoir un portrait plus juste des groupes racisés chez ses employés. C’est ce qui ressort d’un sondage réalisé auprès des membres de l’AFPC en 2022, dans le cadre de l’examen de la Loi sur l’équité en matière d’emploi. « Il convient de modifier la loi afin qu’elle prévoie la collecte et l’analyse de données désagrégées pour chacun des groupes d’équité désignés, lit-on dans ce document. Il faudra décomposer chacun des groupes désignés (ex. : Noirs, Asiatiques du Sud, Chinois, Arabes) pour déterminer les obstacles auxquels font face certaines communautés afin de les éliminer. »

Quelles possibilités d’avancement ?

Une des principales préoccupations des personnes afrodescendantes travaillant dans les Forces armées canadiennes est la possibilité d’avancement. Certaines ont l’impression d’être désavantagées face à leurs collègues blancs quand vient le temps d’occuper une nouvelle position ou de monter en grade.

C’est le sentiment exprimé par des membres du Réseau des employés noirs de l’Équipe de la Défense (RENED), qui regroupe actuellement 45 personnes et fait partie du Réseau interministériel des employés noirs de la fonction publique fédérale.

« Certains membres ont le sentiment d’être freinés dans la progression de leur carrière et que c’est associé à leur race, indique le major Christopher Stobbs, coprésident militaire du RENED, dans une entrevue téléphonique. Que ce soit dans la reconnaissance du travail accompli, les promotions ou la montée en grade, des collègues nous disent avoir l’impression de faire le même travail que leurs homologues, mais sans recevoir la même reconnaissance et surtout sans avoir le même rythme de progression dans leur carrière. »

Entré dans les FAC en janvier 2004, le major Stobbs est aujourd’hui officier de gestion de l’information à la Direction de l’administration du programme des systèmes de commandement terrestre. Il a l’espoir d’y faire toute sa carrière.

Joint à Edmonton, il se dit fier de son travail, de servir son pays, d’aider les gens. L’homme de 43 ans et père de trois enfants est néanmoins conscient du chemin qu’il reste à parcourir.

On ressent beaucoup de leadership au sein des FAC pour mettre en valeur la diversité. On ressent le changement de culture. L’aspect plus négatif est d’arriver à en faire une priorité. Les ressources sont minces et on ne peut faire qu’un dossier à la fois.

Le major Christopher Stobbs, coprésident militaire du RENED

Le Réseau des employés noirs des FAC a été créé en 2020, à la suite de la mort de George Floyd aux États-Unis, évènement qui a déclenché une vague mondiale de protestations contre le racisme.

« Des employés, militaires et civils, des Forces ont ressenti le besoin de s’exprimer et de discuter de ce qui s’était passé, rappelle le major Stobbs. Ils voulaient exprimer leurs sentiments. Je n’étais pas membre de ce groupe à l’époque, mais j’ai ressenti la même chose. »

Selon lui, le meilleur outil à la disposition de l’armée pour faire augmenter le nombre de personnes noires dans ses rangs est de faire appel aux militaires afrodescendants déjà enrôlés. « Nous sommes les meilleurs porte-parole pour parler d’engagement, dit-il. Je vais souvent dans les écoles et je participe à des évènements publics pour encourager les jeunes qui expriment le désir de rejoindre les FAC. »

Trois rapports

Depuis 2021, au moins trois rapports explorant les questions de l’équité, de la diversité, des minorités visibles et du racisme systémique au sein des FAC ont été rendus publics. Des trois, le rapport final du Groupe consultatif de la ministre de la Défense nationale sur le racisme systémique et la discrimination, publié en janvier 2022, est le plus incisif.

On y indique entre autres que « les inégalités sur le plan de la représentation persistent dans tous les domaines de l’Équipe de la Défense » et que « l’écart entre la diversité du Canada et la représentation de cette diversité au sein de l’Équipe de la Défense semble se creuser », ce qui menace les progrès d’inclusion déjà réalisés.

Le groupe a défini 13 axes d’amélioration et fait 43 recommandations. Où en est-on 15 mois plus tard ? Les FAC répondent que ce rapport « oriente [ses] travaux actuels et futurs », dans le but d’éliminer racisme et discrimination.

Certaines mesures ont déjà été prises, dont la célébration annuelle du Mois de l’histoire des Noirs (en février), l’inclusion d’un conseiller autochtone et d’un conseiller en matière de lutte contre le racisme et la discrimination chez les aumôniers, la création d’un programme pilote de mentorat et d’alliance chez les membres civils noirs, autochtones et autres personnes racisées, etc.

Dans l’avenir, les FAC souhaitent créer une Direction – Mise en œuvre contre le racisme, un secrétariat des groupes consultatifs de la Défense pour renforcer leur présence dans l’organisation et élargir les ressources de lutte contre le racisme.

En savoir plus
  • 181 000
    En 2021, on comptait plus de 181 000 Noirs dans l’armée américaine, soit 90 000 dans l’Armée régulière, 39 000 dans la Réserve et 52 000 dans la Garde nationale. Aux États-Unis, le nombre de Noirs dans l’Armée régulière (21 %) est plus élevé que dans la population du pays (12,4 %).
    Source : army.mil