Le psychologue montréalais Joe Flanders, formateur et expert en psychothérapie assistée par les hallucinogènes, sonne l’alarme. Il n’est pas contre les cliniques privées de kétamine. Mais d’après ce que ses pairs et lui-même ont vu sur le terrain, certaines façons de faire peuvent menacer le bien-être de nombreux clients vulnérables alors que leur sécurité doit être la priorité.

Qu’est-ce qui vous pousse à sonner l’alarme ?

Au début, tout le monde était emballé de pouvoir travailler avec des substances psychédéliques et je reste convaincu qu’elles vont révolutionner la santé mentale. Mais sur le terrain, tu constates que, wow, c’est un outil puissant, qui peut rendre les gens émotionnellement vulnérables. Et tu comprends qu’il faut faire très attention, sélectionner les clients de manière très prudente, bien connaître leurs vulnérabilités et établir une bonne relation avec eux. Ça prend parfois des semaines ou des mois de thérapie avant qu’on puisse amener la kétamine de façon sûre et thérapeutique. Mais cette approche est parfois moins rentable. Elle n’est donc pas universellement mise en pratique.

Pourquoi certaines cliniques prennent-elles des risques ?

Les propriétaires de certaines entreprises dans ce domaine sont des gens d’affaires, des investisseurs, et non des scientifiques ou des cliniciens. La drogue est payante, parce qu’acheter de la kétamine coûte très peu cher aux cliniques, alors que la psychothérapie prend du temps. Il est normal qu’un chef d’entreprise essaie de réduire les coûts et d’augmenter les recettes. Mais, à mon avis, le résultat des traitements à la kétamine dépend souvent de la qualité des relations entre les cliniciens et les clients.

Au début, l’argent semblait couler à flots et des cliniques au décor luxueux ouvraient en grand nombre. Est-ce que les traitements à la kétamine sont très rentables ?

Peut-être dans certains cas, mais probablement à plus petite échelle. Les cliniques s’attendaient à être lucratives au début, mais même Field Trip, qui dominait l’industrie au Canada, a fermé plusieurs cliniques. Ils ont dépensé des millions de dollars, mais il n’y avait pas assez de gens prêts à payer. Ici, ce n’est pas comme aux États-Unis. Le volume est petit.

Comment font-elles pour survivre ?

Les groupes de thérapie assistée par la kétamine ont été mis sur pied. C’est une excellente innovation, parce qu’ils permettent de réduire les coûts et parce que les clients peuvent se soutenir mutuellement. La sécurité doit cependant être prise au sérieux. Premièrement, il faudrait que chaque personne soit déjà suivie en psychothérapie, étant donné qu’on se retrouve souvent avec des cas lourds. Mais cette exigence exclut les personnes incapables de trouver un thérapeute, et qui seraient autrement des clients payants, ce qui incite à les admettre quand même. Deuxièmement, faire animer le groupe par un seul thérapeute est plus économique, mais c’est bien trop intense et complexe comme séances. J’en ai fait avec une autre psychologue d’expérience. Ça s’est très bien passé, mais sans elle, ç’aurait été un désastre ! Le traumatisme d’une personne est remonté. Il fallait qu’un de nous en prenne soin, pendant que l’autre veillait sur le reste du groupe, pour qu’il ne se mette pas à avoir peur.

Est-ce que les dérives observées vous ont convaincu de tourner le dos à la kétamine ?

Non, je viens plutôt de lancer une plateforme appelée Refuge pour réduire les risques et soutenir les thérapeutes, les médecins, les infirmières et les clients dans la mise en œuvre de la thérapie psychédélique assistée et d’autres modalités de guérison comme la pleine conscience, la thérapie somatique et la respiration holotropique. Je propose aussi des formations en partenariat avec d’autres organisations québécoises et je suis consultant auprès d’un organisme de formation aux États-Unis. Je crois beaucoup au potentiel des psychédéliques.

Partagez-vous les inquiétudes des experts cités dans notre reportage de lundi ?

Contrairement à eux, je pense qu’on doit mettre ces traitements à la disposition des gens, même dans le privé, parce qu’on a un problème sociétal majeur en santé mentale et une crise d’accessibilité. Il faut simplement le faire de la manière la plus sécuritaire possible, en éduquant les professionnels. Mais je suis complètement d’accord pour dire que le marketing de certaines cliniques est biaisé et agressif, et qu’offrir de la kétamine pour traiter l’addiction est risqué. Des cliniques aux États-Unis permettent aux patients d’en emporter chez eux, ce qui me semble insensé ! Par contre, personnellement, je suis d’accord avec l’utilisation de la kétamine pour traiter les addictions, si on prend des précautions supplémentaires, ou traiter les traumatismes. Il y a un conflit entre le modèle médical, qui relie les traitements à des diagnostics spécifiques, et le modèle psychothérapeutique, qui est transdiagnostique, et a plus de sens, selon moi.

Quel est l’impact sur les thérapeutes ?

Le travail avec la kétamine peut être intense. Les thérapeutes dans ce domaine doivent donc faire bien attention à leur charge de travail, recevoir une formation appropriée et rechercher une supervision pour les points faibles de leur expertise. Ils doivent aussi s’assurer que leur client pourra être suivi à long terme par un autre thérapeute, s’ils ne sont pas eux-mêmes disponibles pour s’en charger. Les thérapeutes dans ce domaine sont plus exposés au risque d’épuisement professionnel, d’erreurs cliniques et de comportements contraires à l’éthique et en fin de compte, ce sont les clients qui en paient le prix.

Lisez le premier volet de ce reportage Consultez le site du Refuge