La police du Maroc a demandé le lancement d’un mandat d’arrêt international contre un Canado-Marocain qu’elle considère comme le « maître chanteur » d’un stratagème d’extorsion qui aurait fait environ 2000 victimes à partir du Québec.

Abdelmejid Tounarti, qui habitait récemment dans la région de la Capitale-Nationale, est décrit par les autorités marocaines comme un « professionnel du chantage et de la diffamation » dans un jugement condamnant un de ses présumés complices à trois ans de prison au Maroc.

« Tout ça est non fondé, c’est des mensonges, basés sur le témoignage d’un menteur », a réagi M. Tounarti, que nous avons joint au téléphone à un numéro ayant un indicatif régional québécois.

Le Canado-Marocain âgé de 46 ans exploite depuis plusieurs mois la page Facebook Lfercha, dont le nom signifie « le scandale » en arabe.

Décrite comme un « site web d’actualités » administré à partir du Québec, la page a servi à faire des « actes de chantage, de la diffamation ainsi que des menaces d’abus et d’atteinte à la vie privée » contre environ 2000 entrepreneurs et fonctionnaires habitant au Maroc, écrit le jugement en arabe, traduit grâce à l’outil Google Translate.

Le stratagème implique l’utilisation du hawala – un système d’échange informel d’argent qui échappe à la surveillance du fisc (voir encadré).

Les documents de la Brigade nationale de police judiciaire marocaine indiquent que M. Tounarti fait l’objet d’une « perquisition nationale » pour qu’il soit arrêté chaque fois qu’il entre au Maroc. Les documents font aussi état d’une demande de mandat d’arrêt international par les autorités marocaines.

Victimes collatérales québécoises

Le mécanisme de transfert d’argent qui profiterait à M. Tounarti est décrit de façon détaillée dans un jugement marocain condamnant un Canado-Marocain, Redouane Benallal, à trois ans de prison pour sa participation au stratagème d’extorsion.

M. Benallal a été « pris en flagrant délit » en décembre dernier en train de récolter de l’argent au Maroc auprès d’un homme d’affaires à qui Tounarti aurait demandé 250 000 dirhams (33 600 $ CAN) en échange de la non-publication d’informations sensibles.

Cette victime a aussitôt dénoncé le stratagème aux policiers marocains, qui ont trouvé sur M. Benallal un permis de conduire du Québec et 20 000 dirhams lors de son arrestation, indiquent les documents judiciaires.

Selon l’enquête, l’argent du chantage était versé par M. Benallal en dirhams dans le compte bancaire marocain d’un de ses amis qui habite Montréal, Mohammed Rmili.

Par la suite, M. Rmili dit avoir rencontré « quatre ou cinq fois » Abdelmejid Tounarti pour lui donner 5000 $ en argent comptant, mais sans savoir pourquoi. « Ils m’ont dit que c’était pour faire de l’import-export de produits alimentaires, comme de l’huile d’olive. Ils ne m’ont pas donné plus de détails, je voulais juste rendre service », dit-il.

M. Tounarti dément avoir reçu ces sommes de Mohammed Rmili.

Les comptes bancaires marocains de M. Rmili ont été gelés dans le cadre de l’enquête marocaine.

Plainte au SPVM

Au cours des derniers jours, le fils de Redouane Benallal, Youssef, a quant à lui porté plainte au SPVM en affirmant être lui-même victime d’extorsion de la part d’Abdelmejid Tounarti.

Il dit avoir fourni au SPVM des relevés bancaires de BMO démontrant qu’il a personnellement versé 7800 $ à M. Tounarti. « Quelques semaines avant d’être arrêté, mon père m’a demandé de transférer cet argent à Tounarti sans me dire pourquoi. Il était très stressé et m’a dit que c’était compliqué », raconte Youssef Benallal.

M. Tounarti a raccroché lorsque La Presse l’a questionné au sujet de ces transactions.

Youssef Benallal affirme qu’une fois son père incarcéré, Abdelmejid Tounarti a réclamé 220 000 dirhams à la conjointe de son père, qui habite aussi au Maroc, en la menaçant de publier des informations à son sujet sur Lfercha. Cette affirmation est corroborée par un texto provenant du téléphone canadien de M. Tounarti, dont Youssef a fourni une capture d’écran à La Presse.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Youssef Benallal, qui se dit victime d’extorsion de la part d’Abdelmejid Tounarti

On m’a expliqué que les policiers ne peuvent pas faire grand-chose parce que mon père n’est pas en position de témoigner et que ma belle-mère ne se trouve pas au Canada. Ils n’ont qu’à appeler les policiers marocains et ils auront tout le portrait de la situation. [Abdelmejid] Tounarti fait l’objet de centaines de plaintes au Maroc.

Youssef Benallal, victime alléguée

En février dernier, La Presse a rapporté le cas d’un autre Canado-Marocain de la région de Gatineau qui s’est fait saisir son passeport et interdire de quitter le Maroc pendant près de trois mois. Cette personne, qui a transféré de l’argent à M. Tounarti à partir de son compte Desjardins, a fini par être innocentée par les autorités marocaines après avoir démontré qu’elle s’était retrouvée mêlée au stratagème à son insu.

Selon nos informations, cet homme a refusé de porter plainte auprès des autorités policières canadiennes une fois de retour au Canada.

Lisez « Du Québec, il échappe à la justice marocaine »

Qu’est-ce que le hawala ?

Le hawala est une méthode informelle de transferts de fonds, largement utilisée par les membres de diasporas, afin de contourner les limites de transferts de devises nationales et d’échapper au regard des autorités fiscales. Il est basé sur la confiance, mais peut contrevenir à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes.

Une personne dans le pays « A » qui souhaite transférer une somme à une autre personne dans un pays « B » se trouve un intermédiaire de confiance qui a accès à un compte de banque dans chacun des deux pays. Comme cet intermédiaire voyage d’un pays à l’autre et a besoin de liquidités dans les deux pays, il tire un avantage à transférer de l’argent entre différents individus qui se trouvent dans chacun d’eux. La preuve que le transfert a bel et bien été effectué se fait généralement par des photos de transactions envoyées sur des applications de messagerie instantanée comme Messenger ou WhatsApp.

Denis Meunier, consultant en prévention de la fraude et spécialiste du blanchiment d’argent, souligne toutefois que toute personne qui participe à un hawala sans être enregistrée comme « entreprise de services monétaires » auprès du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) risque jusqu’à 250 000 $ de pénalité et deux ans de prison.

« Le hawala, ça peut se faire de façon légitime, pourvu qu’on soit enregistré auprès du CANAFE et qu’on se soumette à toutes sortes d’obligations », insiste-t-il.