(Ottawa) Près de 110 000 fonctionnaires se sont ajoutés aux effectifs des ministères et organismes depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux de Justin Trudeau en 2015, une hausse de 42 %. Le recours aux consultants a aussi augmenté. Pourtant, la prestation de certains services laisse toujours à désirer. Et même si les ministères projettent une baisse de leurs effectifs lors de leur planification annuelle, elle ne se matérialise pas.

Après cette augmentation soutenue de la taille de l’État, le gouvernement Trudeau a annoncé dans son plus récent budget l’abolition de 5000 postes de fonctionnaire par attrition… tout en créant de nouveaux programmes qui nécessiteront des employés pour les administrer. Une situation intenable, selon des observateurs.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre du Canada

Pour la ministre des Finances et vice-première ministre, Chrystia Freeland, cette petite réduction de la taille de l’État échelonnée sur quatre ans vise à « démontrer aux Canadiens et Canadiennes qui contrôlent leurs dépenses qu’on contrôle nos dépenses aussi ».

Pourtant, les 4,2 milliards d’économies que cette mesure devrait générer semblent bien peu en comparaison des 44 milliards de nouvelles dépenses ajoutées depuis 2019. « Il y a eu une augmentation très importante des coûts de fonctionnement du gouvernement fédéral », constate en entrevue l’économiste Louis Lévesque, ancien sous-ministre au Commerce international et aux Transports. Et elles sont « beaucoup plus élevées que ce qu’on avait prévu avant la pandémie ».

Services aux Autochtones, Immigration, Santé… tous ces ministères ont « fortement augmenté ». Et il y a les nouvelles initiatives comme le programme pour les services de garde, l’assurance dentaire et l’assurance-médicaments.

On a mis aussi beaucoup d’argent dans le fonctionnement de l’appareil général, ce qui amène la question : est-ce qu’on en a pour notre argent ? C’est une question qui se pose parce que c’est une augmentation extrêmement rapide des dépenses qui s’est faite.

Louis Lévesque, économiste et ancien sous-ministre au Commerce international et aux Transports

Après l’ère Harper

L’arrivée au pouvoir des libéraux de Justin Trudeau en 2015 coïncide avec une augmentation des effectifs des ministères et des organismes après les coupes du gouvernement conservateur de Stephen Harper. Le nombre de fonctionnaires est passé de près de 259 000 l’année suivante à environ 357 000 en 2023. Et la taille de l’État a encore augmenté au cours de la dernière année, atteignant quelque 368 000 employés au 31 mars 2024, selon le document du dernier budget fédéral.

Les données du Conseil du Trésor incluent tous les employés actifs, peu importe la durée de leur emploi – même les étudiants sont comptabilisés. La fonction publique fédérale comprend l’administration publique centrale et les organismes distincts assujettis à la Loi sur la gestion des finances publiques. Sont exclus les membres réguliers de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et des Forces armées canadiennes, les employés embauchés sur place à l’étranger pour travailler dans les ambassades et ceux de cinq organismes qui ne figurent pas dans le système de paie central1.

Le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, a constaté en 2023 qu’une large part de la hausse des dépenses de fonctionnement était attribuable à une hausse des dépenses en personnel. Celles-ci ont atteint 56,5 milliards en 2022-2023, selon son analyse. Il a été frappé par « l’augmentation continue et soutenue de la taille de la fonction publique ».

« Je m’attendais qu’à un certain point, ça atteigne un plateau », dit-il en entrevue.

Ses chiffres diffèrent de ceux du Conseil du Trésor parce qu’il inclut tous les employés des Forces armées canadiennes et de la GRC pour obtenir des données plus représentatives de la taille de l’État et calcule le nombre de fonctionnaires en équivalent temps plein (ETP). Dans sa dernière mise à jour, il estime que la fonction publique fédérale comptait 432 000 employés ETP en 2022-2023.

Bien que les ministères projettent chaque année une baisse dans leur planification, « la baisse ne se réalise jamais ».

« On voit plutôt une hausse année après année, et la baisse anticipée est toujours reportée dans le temps », observe-t-il.

Hausse de la population canadienne

Or, il ne faut pas oublier que la population canadienne a elle aussi fortement augmenté au fil des ans, fait valoir le syndicaliste Yvon Barrière. Elle est passée de 35 millions en 2015 à plus de 40 millions au 1er janvier 2024.

« Je pense que l’appareil gouvernemental n’a pas augmenté aussi rapidement que la population canadienne, surtout qu’on avait un retard à cause des coupes massives du gouvernement conservateur », explique celui qui est vice-président exécutif régional pour le Québec de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) – le plus gros syndicat de fonctionnaires fédéraux avec ses 240 000 membres.

Le gouvernement Harper avait éliminé 26 000 postes entre 2011 et 2014. Il estime qu’il y avait un rattrapage à faire. Or, le ratio a augmenté au cours des dernières années.

Davantage de consultants

Le recours aux consultants a également augmenté de façon continue sous les libéraux. Les services professionnels et spéciaux ont atteint « un niveau record de 21,6 milliards » pour l’année financière 2023-2024, souligne le directeur parlementaire du budget dans l’un de ses rapports.

« Augmenter le recours aux consultants, ça peut se comprendre quand on fait appel à l’expertise qui n’est pas disponible à l’intérieur de la fonction publique, explique-t-il en entrevue. Ce qui est plus difficile à expliquer, c’est qu’on augmente le recours à l’expertise externe tout en augmentant significativement le nombre d’employés. »

Yves Giroux dit ne pas avoir reçu de réponse « très claire » du gouvernement sur cette question.

On ne sait pas si c’est parce que l’expertise n’est pas la bonne dans la fonction publique ou si c’est parce qu’il n’y en a pas assez [d’employés]. Mais si c’est parce qu’il n’y en a pas assez, le gouvernement ne se serait pas engagé à réduire le recours aux consultants.

Yves Giroux, directeur parlementaire du budget

Le chef conservateur Pierre Poilievre a promis de réduire les dépenses pour les services de consultation s’il forme un gouvernement. « Nous nous débarrasserons de ce gaspillage et nous amènerons le travail au sein de la bureaucratie à un prix inférieur pour les Canadiens », avait-il déclaré devant son caucus en janvier. L’AFPC craint tout de même des coupes dans la fonction publique.

La hausse du nombre de fonctionnaires et de consultants n’est pas nécessairement synonyme d’une meilleure prestation de services. Par exemple, on ne compte plus le nombre de personnes qui finissent par faire appel aux médias pour faire débloquer une demande de permis d’études ou de résidence permanente après s’être butées à la machine du ministère de l’Immigration, qui est débordée.

« C’est là qu’on arrive à un constat qui suggère que la taille de la fonction publique n’a peut-être pas une relation directe avec la capacité des organismes et des ministères à atteindre leurs propres objectifs », note Yves Giroux.

« Il y a peut-être aussi une mauvaise gestion au niveau de l’attribution du personnel », rétorque Yvon Barrière. Il donne en exemple la crise des passeports en 2022 où des employés de Service Canada, affectés à d’autres tâches durant la pandémie, n’avaient pas tous été ramenés dans leurs postes initiaux en prévision de l’explosion de la demande.

« On a souvent collé une image de gens qui ne travaillent pas beaucoup, mais bien honnêtement, c’est tout le contraire, souligne le syndicaliste. On n’a peut-être pas nécessairement toujours les outils nécessaires pour exceller, mais les gens travaillent très, très, très fort dans les ministères. »

⁠1 Service canadien du renseignement de sécurité, Commission de la capitale nationale, Placements Épargne Canada, Fonds non publics des Forces canadiennes, Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (avant 2010).