Une page Facebook extrêmement populaire au Maroc diffuse à partir du Québec des propos calomnieux au sujet de Marocains influents, dans le but de leur extorquer de l’argent. L’individu montré du doigt par les victimes, qui se plaint d’être la cible de menaces de mort au Québec, reste intouchable malgré l’arrestation de possibles complices par la police judiciaire de Casablanca.

La page s’appelle Lfercha – ce qui veut dire « le scandale » en arabe – et compte 431 000 abonnés. La fiche descriptive de Facebook la décrit comme un « site web d’actualités » administré à partir du Québec.

Depuis plusieurs mois, des dizaines de Marocains, dont beaucoup de gens d’affaires, y sont dépeints comme des criminels, des voleurs, des conjoints adultères.

« Moi, il m’a accusée de prostitution et de proxénétisme », dénonce Iqbal Boufous, une femme d’affaires d’Agadir. « Il fait cela pour extorquer [de l’argent]. Le Maroc est une société musulmane ; imaginez l’impact que de tels ragots peuvent avoir sur une femme. J’ai une forte personnalité et je n’ai pas payé, mais d’autres l’ont fait, malheureusement. »

« C’est une véritable mafia de l’internet, qui travaille en bande organisée et qui brise des familles avec la diffamation, les calomnies et les insultes », dénonce pour sa part Elkabouss Abousoufiane, un homme d’affaires marocain que Lfercha a sali en diffusant faussement qu’il avait été incarcéré pour une affaire criminelle.

« Malheureusement, l’auteur est à l’abri de la justice marocaine. Je le défie de rentrer au pays pour faire face à la justice », lance M. Abousoufiane.

« Il n’y a aucun jugement contre moi »

Selon plusieurs entrevues réalisées ces derniers mois avec des victimes ainsi qu’un jugement d’un tribunal marocain, le responsable de Lfercha est Abdelmejid Tounarti, un Canado-Marocain qui vit dans la région de Québec.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK LFERCHA

Abdelmejid Tounarti a publié cette photo de lui-même sur la page Facebook Lfercha le 5 février dernier.

Le jugement de la Cour de première instance du Royaume du Maroc, daté du 10 août dernier, explique comment deux de ses complices au Maroc auraient « contribué et participé à l’obtention de sommes d’argent en menaçant de divulguer des faits honteux » sur Lfercha, notamment au sujet d’une directrice de banque marocaine impliquée en politique.

Cette directrice de banque aurait accepté, en mai 2022, de verser 100 000 dirhams (environ 13 500 $ CAN) à Abdelmejid Tounarti pour qu’il ne diffuse pas des informations concernant des prêts bancaires qu’elle aurait accordés sans caution à des bazaristes, selon son témoignage résumé dans le document en arabe, traduit par La Presse grâce à l’outil Google Translate. Ces deux possibles complices ont été respectivement condamnés à deux mois et trois mois de prison pour avoir transmis des informations erronées à Lfercha.

Abdelmejid Tounarti, joint au téléphone, dément ces allégations, soutenant être lui-même la cible de menaces de mort, qu’il a dénoncées à la police de Québec.

Je suis payé par l’IVAC [Indemnisation des victimes d’actes criminels] parce que j’ai perdu mon emploi à cause de ça.

Abdelmejid Tounarti

« Il n’y a aucun jugement, ni canadien ni marocain, contre moi », insiste M. Tounarti.

L’informaticien de 46 ans, en processus de faillite pour la deuxième fois depuis 2018, doit 74 000 $ à différents créanciers au Canada, selon le Registre des dossiers de faillite et d’insolvabilité du Canada. Il a aussi été condamné par le Tribunal administratif du logement à payer 6000 $ aux propriétaires du logement de Sainte-Anne-de-Beaupré qu’il a subitement déserté en mars 2023.

Sa situation financière délicate ne l’a pas empêché de s’acheter une Mercedes-Benz à tempérament dans un commerce de voitures d’occasion, en juin 2023, indique le Registre des droits personnels et réels mobiliers du Québec (RDPRM). Des photos et vidéos récentes qu’il a publiées sur Lfercha le montrent au volant de sa voiture de luxe dans les rues de Lévis.

Un Canadien arrêté, un autre mis en examen

En décembre, plusieurs médias marocains en ligne ont rapporté l’arrestation par la justice marocaine d’un Canado-Marocain originaire de la région montréalaise, Redouane Benallal, pour extorsion et diffamation en lien avec des menaces de publier des photos privées sur Lfercha.

M. Tounarti, qui admet être un ami de M. Benallal, soutient que ce dernier est « tombé » parce qu’il « exploitait la relation qu’il avait avec moi pour exploiter des gens ». « Il y en a pas mal qui sont tombés dans le chantage et qui prétendent avoir fait affaire avec Lfercha », se défend M. Tounarti.

CAPTURE D’ÉCRAN DE LA PAGE FACEBOOK LFERCHA

Publication de Lfercha attaquant le chef de la Brigade nationale de la police judiciaire du Maroc, Hicham Baali, l’accusant sans donner de preuve de recevoir des pots-de-vin, de participer à de la contrebande internationale, à du trafic d’être humains et à de l’immigration clandestine

Ni l’ambassade du Maroc au Canada ni la Brigade nationale de la police judiciaire du Maroc, qui mène l’enquête, n’ont voulu répondre à nos questions, invoquant le principe du secret d’instruction judiciaire qui s’applique dans le pays.

Dans le cadre de l’enquête marocaine, les autorités ont aussi mis en examen un résidant de Gatineau, Abdelouahed Kabbouch, dont ils ont saisi le passeport pendant plus de deux mois, avant de l’innocenter complètement, révèlent des documents judiciaires marocains.

Un relevé du compte des Caisses Desjardins de M. Kabbouch, versé au dossier à la Cour de première instance du Royaume du Maroc, indique qu’il a servi d’intermédiaire à son insu, dans le cadre d’un mécanisme informel d’échange de devises, pour transférer à Abdelmejid Tounarti 1500 $ CAN sur les 13 500 $ que ce dernier aurait extorqués à la directrice de banque.

Ça a été une expérience traumatisante. Je n’ai pas vu ma famille pendant deux mois et demi.

Abdelouahed Kabbouch, résidant de Gatineau

« Les services de renseignement marocains sont prêts à égorger n’importe quel mouton pour attraper cette personne-là », commente M. Kabbouch, qui a réussi à démontrer qu’il n’avait rien à voir avec le stratagème.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Mohammed E., Canado-Marocain qui vit dans la région de Trois-Rivières

Mohammed E., un Canado-Marocain qui vit dans la région de Trois-Rivières et qui nous a demandé de taire son nom de famille pour éviter que sa famille soit visée par une campagne de diffamation au Maroc, dit avoir tout tenté pour forcer Abdelmejid Tounarti à cesser ses publications. Il s’est impliqué dans le dossier après qu’un de ses amis eut été accusé sur Lfercha d’être propriétaire d’un « club de prostitution » et d’exploitation sexuelle.

Le Trifluvien a embauché un enquêteur privé pour retrouver Abdelmejid Tounarti et lui transmettre une mise en demeure le sommant d’arrêter. Tounarti a publié des photos de la mise en demeure sur Lfercha pour le narguer.

Mohammed a également porté plainte à la Sûreté du Québec (SQ), à la Gendarmerie royale du Canada et au service de police de Québec. Après enquête de la SQ, le dossier a été transmis au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), mais ce dernier l’a fermé au début janvier.

Une source policière indique qu’il est difficile de déposer des accusations dans ce dossier puisqu’aucune personne n’a été victime d’extorsion sur le territoire québécois.

« L’escroc se croit intouchable », déplore Mohammed E. « Je ne comprends pas comment les autorités, dans une société avancée comme le Canada, peuvent tolérer une telle chose. Il devrait y avoir une collaboration entre les autorités policières marocaines et canadiennes », croit le Trifluvien.

Facebook poursuivi pour atteinte à la réputation

El Amine Serhani, un Montréalais responsable d’un journal communautaire qui a été dépeint comme un criminel devenu espion des services secrets marocains sur Lfercha, a intenté en 2023 une poursuite civile en Cour supérieure contre Abdelmejid Tounarti et Meta Platforms inc., la société qui détient Facebook.

PHOTO FOURNIE PAR EL AMINE SERHANI

El Amine Serhani

La poursuite déplore qu’« aucune action n’[ait] été entreprise par les administrateurs » de Facebook pour que cesse la diffamation à son égard sur Lfercha.

Facebook est pourtant bien au fait de l’existence de Lfercha. Le 28 avril 2023, lorsque La Presse a contacté pour la première fois Meta Platforms afin de faire part d’allégations d’extorsion, le réseau social a rapidement supprimé la page pour « violation [des] Standards de la communauté Facebook ».

Une nouvelle page Lfercha a aussitôt été créée et compte maintenant plus de 431 000 abonnés, en plus de deux pages de repli, au cas où la principale serait fermée de nouveau, qui comptent au total 110 000 utilisateurs.

« Ce n’est pas normal que Meta Platforms permette à des individus comme ça de transformer Facebook en un tribunal à ciel ouvert », dénonce M. Serhani, qui réclame 180 000 $ au réseau social et 180 000 $ à M. Tounarti.

M. Serhani a récemment demandé à la Cour de prononcer un jugement par défaut contre Abdelmejid Tounarti dans cette affaire, puisque ce dernier ne s’est jamais présenté au procès.