Station Berri-UQAM, mercredi, 9 h 30. Des dizaines de travailleurs et d’étudiants commencent leur journée. Quelques sans-abri errent dans les couloirs. Des policiers et constables spéciaux sont bien visibles sur la mezzanine centrale, avec leurs uniformes et leurs dossards fluo.

L’équilibre précaire d’un matin comme les autres, dans la plus grosse station du Montréal souterrain.

Puis, soudain, cette agression. Un homme désorganisé, qui boit sa bière dans l’un des cafés de la station, n’apprécie pas que la tenancière lui demande d’aller consommer ailleurs. Il est furieux. Dès qu’elle tourne le dos, il lui assène un coup de pied dans le tibia. Il menace de revenir plus tard lui régler son cas.

La femme reste calme, mais elle est ébranlée. Elle a peur.

Des agents du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) qui se trouvaient à proximité recueillent son témoignage et arrêtent l’individu quelques minutes plus tard. Il sera accusé de voies de fait.

Un nouvel incident qui s’ajoute à une liste de plus en plus longue.

On a lu et entendu toutes sortes d’histoires anxiogènes au sujet de l’insécurité dans les transports collectifs montréalais. L’agression sauvage d’un homme de 67 ans qui attendait le métro pour aller au musée, sur un quai de la station Jean-Talon, a frappé les esprits, la semaine dernière1. Avec raison.

Je vous raconterai d’autres incidents à donner froid dans le dos à la fin de cette chronique. Il n’en manque pas, malheureusement.

La situation est pire que jamais, en fait, si l’on en croit les statistiques.

Le nombre d’interventions effectuées par les 200 constables spéciaux de la Société de transport de Montréal (STM) se dirige vers un nouveau sommet en 2024, selon mes informations. Ils en ont fait plus de 16 700 depuis le début de l’année.

Cela équivaut à 185 par jour en moyenne, contre 128 l’an dernier et 115 en 2022. Et c’est sans compter les interventions faites par les policiers du SPVM.

J’ai voulu constater sur le terrain à quoi ressemblait le quotidien des « habitants » du métro – tous ces sans-abri et toxicomanes pour qui il est devenu un refuge. Et en parallèle, celui des intervenants – constables spéciaux, policiers – qui essaient tant bien que mal de remettre de l’ordre dans ce chaos.

Je vous avertis : ce n’est pas gai.

« Il faut trouver la fine ligne entre répression et entraide. »

C’est ainsi que Kevin Leclair, l’un des constables spéciaux de la STM, m’a résumé son travail. J’ai passé quelques heures avec lui et sa collègue Léna Ferraro mercredi, pendant qu’ils répondaient à des appels dans différentes stations du métro.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Le constable spécial Kevin Leclair

Le gros des problèmes est concentré dans une dizaine de stations, avec comme point central Berri-UQAM. La plupart des interventions sont liées à deux grandes catégories : l’itinérance (flânage, incivilité, agressivité) et les drogues dures (consommation ou vente). Les deux situations sont souvent interreliées, avec en toile de fond des problèmes de santé mentale assez répandus.

Premier appel : station Papineau.

Les constables reçoivent un signalement pour un homme qui fume du crack sur un quai du métro. Il est en train d’allumer sa pipe de verre avec un briquet lorsque nous arrivons à sa hauteur, cinq minutes plus tard. Il est escorté jusqu’à la sortie, sans autre incident.

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Un consommateur de crack, qui sera expulsé de la station Papineau, est interpellé par les constables spéciaux Kevin Leclair et Léna Ferraro.

« On aurait pu lui remettre un constat parce qu’il a allumé un briquet, il y a un article pour ça dans le règlement, me dit Léna Ferraro. Mais on ne veut pas s’acharner sur eux, ils sont en état de vulnérabilité. On lui a dit de sortir et faire une marche jusqu’à Beaudry. »

Elle ne se fait pas d’illusions. « Il va revenir dans cinq minutes. »

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L’homme est escorté jusqu’à la sortie par les constables.

Quelques secondes plus tard, un homme saute par-dessus les tourniquets, devant notre petit groupe. Les deux constables le prennent en chasse. Ils le rattrapent et lui demandent ses pièces d’identité : il n’en a pas. Ils recueillent son nom, vrai ou inventé, et lui demandent de sortir de la station.

Il est « vulnérable » lui aussi.

Nouvel appel, direction Beaudry, en plein cœur du Village. Une jeune femme est recroquevillée sur un banc de la station, avec deux autres personnes. Sa détresse fait mal à voir. Elle a fait une surdose la veille et est maintenant en manque de drogues.

Les constables, qui la connaissent bien, l’aident à monter dans le prochain train en direction de Cactus, un centre d’injection supervisée. Ses amis sont quant à eux expulsés, puisqu’ils n’avaient pas de titre de transport valide.

C’est un peu le jeu du chat et de la souris. Ils vont revenir. On a 68 stations de métro et 250 lignes de bus. On ne peut pas tout couvrir.

Kevin Leclair, constable spécial de la STM

Les appels s’enchaînent et se ressemblent à peu près tous. Je les vois apparaître sur les écrans des « vérificateurs portables » des constables, avec des codes de priorité de 1 à 5. La plupart des cas sont de niveau « 3 » – le genre de situations que je viens de vous décrire.

Pas trop graves, mais incommodantes ou inquiétantes pour les usagers et les employés de la STM.

Nous arrivons peu après à la station Place-des-Arts, très prisée des personnes en situation d’itinérance des environs. Un groupe de six sans-abri fume des cigarettes, boit des bières et chahute dans un coin désert de la mezzanine.

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Intervention auprès d’un groupe qui chahute à la station Place-des-Arts

Les constables les interpellent. Le ton monte un peu. Ils acceptent de s’en aller, non sans maugréer.

« Une situation comme ça, c’est une situation de risque, m’explique Kevin Leclair. On est deux et ils sont six. Déjà, le gars était fâché et nous a dit : “La prochaine fois que tu nous parles, tu nous parles en anglais.” »

Le festival de la misère se poursuit une station plus loin, à McGill. Dans l’immense station, reliée à plusieurs galeries marchandes comme le Centre Eaton, des sans-abri sont couchés un peu partout, leurs effets personnels éparpillés autour d’eux.

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Les constables ont demandé à cette femme de s’asseoir, sans toutefois l’expulser en raison du temps froid. Elle a quitté les lieux en maugréant.

Les constables font encore une fois preuve de clémence. Ils essaient de ramener un peu de décorum et s’enquièrent du bien-être des plus poqués. Certains auront droit à des coupons-repas ou seront orientés vers un refuge. « Les journées où il fait vraiment froid, on ne va pas automatiquement les expulser, souligne M. Leclair. On va leur permettre de rester, mais on leur demande de s’asseoir. »

Les 200 constables spéciaux de la STM sont des agents de la paix. Ils n’ont pas d’arme à feu, mais un bâton télescopique et, depuis quelque temps, du gaz poivré.

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Un homme couché à la station McGill reçoit la visite des constables spéciaux Kevin Leclair et Léna Ferraro.

Ils travaillent en étroite collaboration avec les policiers des postes de quartier du SPVM. Ceux-ci sont appelés en renfort lorsque la situation dégénère.

Même s’ils ont été embauchés depuis quelques mois à peine, Kevin Leclair et Léna Ferraro me confient en avoir déjà vu de toutes les couleurs.

En vrac : deux sans-abri qui copulent dans la station Berri-UQAM, des toxicos qui s’endorment une seringue encore plantée dans le bras, des surdoses, une élève de 13 ans qui s’est fait uriner dessus dans un escalier mécanique, des menaces de mort à leur endroit, etc.

J’ai aussi recueilli plusieurs témoignages d’usagers de la STM qui disent avoir maintenant peur de prendre le métro.

Certaines des stations les plus « chaudes » du métro

  • Berri-UQAM
  • Beaudry
  • Papineau
  • Saint-Laurent
  • Place-des-Arts
  • McGill
  • Bonaventure
  • Jean-Talon

Parmi les situations qui m’ont été racontées : des hommes qui se masturbent ou font des attouchements dans les trains, un regroupement de plusieurs dizaines de fumeurs de crack à la station Beaudry, un homme en crise qui courait avec un couteau à McGill, des seringues souillées laissées sur les quais, un sans-abri aux facultés affaiblies sauvé in extremis d’une chute sur les rails, pour n’en nommer que quelques-unes.

Ces cas peuvent sembler anecdotiques, mais la montée de l’insécurité transparaît clairement dans le nombre de plaintes reçues à la STM. La Presse a révélé la semaine dernière qu’elles ont plus que triplé en 10 ans, avec 1300 enregistrées l’an dernier2. Et cela n’est sans doute que la pointe de l’iceberg, puisque bien des gens qui voient ou subissent un incident ne le déclareront jamais.

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La constable spéciale Léna Ferraro

Il faut tout de même mentionner un chiffre pour remettre un peu les choses en perspective. Il y a eu 288 millions de passagers dans le réseau de la STM l’an dernier, soit environ 789 000 par jour.

La vaste majorité n’ont eu aucun problème. Mais la STM et ses partenaires devront redoubler d’efforts pour rassurer les usagers. Car avec l’état précaire de ses finances, le transporteur n’a pas le luxe de se payer une crise de confiance qui ferait chuter encore davantage ses revenus.

1. Lisez « Un suspect arrêté concernant l’agression du père d’Alexandre Champagne » 2. Lisez « Métro de Montréal : les plaintes des usagers ont triplé depuis 10 ans »