« Je ne veux pas aller dans un endroit pour attendre la mort, ce serait comme me donner un coup de poignard. »

C’est ce que disait feu Pierino Di Tonno, photographe octogénaire menacé d’éviction dans la Petite Italie, devenu le visage du combat ayant mené à l’adoption de la loi Françoise David en 2016.

Du jour au lendemain, ce Montréalais d’origine italienne qui a photographié les plus grands noms du cinéma italien, d’Antonioni à Fellini, en passant par Mastroianni, Sophia Loren et tant d’autres, a eu l’impression de s’être réveillé dans un bien mauvais film.

Pendant qu’il était hospitalisé pour des traitements de chimiothérapie contre un cancer de l’estomac, Di Tonno a reçu un avis d’éviction de l’appartement qu’il habitait depuis plus de 40 ans. De retour chez lui, il a constaté que la serrure avait été changée. S’est alors enclenchée une bataille très médiatisée pour contester son éviction.

L’histoire de Pierino Di Tonno, emblématique d’un phénomène de précarité résidentielle qui est plus que jamais d’actualité, est racontée et analysée par le gérontologue social Julien Simard dans le livre Vieillissement et crise du logement (Les Presses de l’Université de Montréal). Un livre éclairant qui tombe à point au moment où un élargissement de la loi proposée par Françoise David est réclamé par Québec solidaire pour mieux protéger les locataires âgés des évictions1.

Julien Simard, qui dédie son livre aux photographes disparus Pierino Di Tonno et Pierre Ouimet (à qui on doit notre photo de Di Tonno), a été aux premières loges de ce combat. Le chercheur venait de commencer l’enquête de terrain ayant mené à l’écriture de son livre lorsqu’il a entendu parler, en février 2016, de l’histoire de ce photographe extraordinaire de 82 ans que ses propriétaires disaient devoir évincer pour faire des travaux de subdivision. Il est allé à sa rencontre avec un intervenant du Comité logement de La Petite-Patrie et l’a suivi pas à pas dans ses démarches.

À l’époque, même si l’éviction de locataires âgés était un problème déjà bien documenté par les comités de logement, cela ne faisait pas les manchettes. L’enjeu avait commencé à avoir un peu plus de visibilité médiatique quand Françoise David en avait parlé durant la campagne électorale de 2014.

L’histoire du charismatique Pierino Di Tonno, dans la foulée du projet de loi proposé par la députée de Québec solidaire, a aussi marqué un tournant. « Ça s’adonnait qu’il était un peu connu et qu’il n’avait pas peur des médias », observe Julien Simard.

Le mauvais film dont Pierino Di Tonno est devenu la tête d’affiche était en fait un scénario bien connu en contexte d’embourgeoisement, explique le chercheur.

Le loyer de Di Tonno, dont l’immeuble avait conservé le même propriétaire pendant la plus grande partie des quatre décennies qu’il avait passées dans le minuscule appartement qui était aussi son studio, n’avait jamais été augmenté de façon substantielle. Il n’avait pas suivi l’inflation, encore moins la flambée des prix du parc locatif privé. « Ce qui fait qu’il payait un loyer vraiment inférieur au prix du marché. »

Les ennuis du photographe ont commencé quand une fiducie a acheté l’épicerie Milano en bas de chez lui et les bâtiments attenants du boulevard Saint-Laurent. C’est souvent ce qui arrive, souligne le chercheur. La vente d’un immeuble dans un contexte de spéculation immobilière entraîne les locataires âgés dans la précarité résidentielle.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Le gérontologue social Julien Simard, à l’occasion du lancement de son livreVieillissement et crise du logement

Les promoteurs immobiliers vont tenter de se débarrasser du locataire âgé par des moyens légaux ou illégaux parce que sa longue durée d’occupation fait en sorte que son loyer est vraiment inférieur au prix du marché.

Julien Simard, gérontologue social

Grâce à la loi 492 adoptée en juin 2016, interdisant à un propriétaire d’évincer un locataire de 70 ans et plus s’il occupe un logement depuis plus de 10 ans et qu’il est à faible revenu, Di Tonno a finalement pu éviter l’éviction – ce « coup de poignard » qu’il craignait tant. Mais toute cette affaire a quand même fini par le tuer à petit feu, observe Julien Simard.

Même après sa victoire, il confiait se sentir harcelé et stressé par ses propriétaires. Il est finalement mort un an et demi plus tard, à l’âge de 84 ans. Son impressionnante collection de photographies qu’il conservait dans son appartement-musée a été recueillie par les archives de la Cinémathèque québécoise. Et la mémoire de son combat a été consignée par Julien Simard dans un livre qui permet de mieux comprendre ces enjeux.

Avec une crise du logement qui place bien souvent les personnes âgées vulnérables au cœur de la tempête et provoque une hausse de l’itinérance, Julien Simard est bien sûr d’accord avec un élargissement de la loi que Françoise David avait réussi à faire adopter en 2016 dans un remarquable esprit transpartisan. Un élargissement permettrait d’appliquer la loi dès 65 ans et de réduire à cinq ans le nombre d’années d’occupation requises pour qu’une personne à faible revenu soit à l’abri d’une éviction.

Tout ça serait souhaitable. Mais il faudrait aller beaucoup plus loin encore pour lutter contre l’exclusion sociale des personnes vieillissantes, croit le chercheur.

La première chose à faire ? Écouter les principaux intéressés qui, comme on a pu le voir dans la lutte menée par les 47 aînés « résistants » de la résidence Mont-Carmel menacés d’éviction, ont bien des choses à dire2.

« Selon moi, ça prendrait des états généraux sur le vieillissement et un moratoire complet sur les évictions de locataires âgés », illustre Julien Simard. Parmi les autres solutions qui s’imposent : augmenter l’offre de logement social et instaurer un registre national des baux qui permettrait de contrôler les hausses de loyer et les évictions.

La stabilité résidentielle pour le locataire âgé n’est pas un luxe, rappelle Julien Simard. C’est un des facteurs de protection par excellence pour vieillir en paix.

Les études épidémiologiques ont montré qu’il y a quatre fois plus de décès chez les aînés après une éviction que chez la population aînée en général.

Julien Simard, gérontologue social

Bref, on ne parle pas ici de caprices futiles, mais bien d’un enjeu vital de justice sociale sur lequel toute société qui respecte ses aînés doit se pencher.

1. Lisez le texte « Crise du logement : les aînés avant la partisanerie » 2. Lisez le texte « Personnes âgées menacées d’éviction : victoire douce-amère pour 47 “résistants” »