Après avoir perdu sa fille Jana à Gaza en attendant le feu vert d’Ottawa, Samar Alkhdour vit dans l’angoisse de perdre sa sœur qu’elle tente de faire sortir de l’enclave palestinienne dans le cadre d’un programme d’urgence d’Immigration Canada devenu un fiasco.

Près de deux mois après l’ouverture de ce qu’Ottawa appelle une « voie d’accès » à la résidence temporaire pour les Gazaouis ayant de la famille au Canada, ledit accès ressemble à un sinistre tunnel qui ne mène nulle part, sinon au désespoir.

Alors que les bombes continuent de tomber sur Gaza et que la famine fait rage, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) indique que 986 demandes de visa sont toujours « en traitement » en date du 4 mars. Seulement 12 Palestiniens ayant des proches au Canada ont pu quitter Gaza pour l’Égypte par leurs propres moyens et obtenir leur visa de résidence temporaire. Et un grand nombre, à l’instar de Samar, sont laissés complètement dans le noir quant à l’état de leur demande, hantés par des questions sans réponse. Arriveront-ils à sauver leurs proches ? Les reverront-ils un jour vivants ?

À partir de quand les « brefs délais » promis par Immigration Canada deviendront-ils une tombe ? Après plus de 30 000 morts à Gaza, combien d’enfants comme Jana perdront-ils encore la vie en attendant Ottawa ?

« C’est un cauchemar qui se répète pour moi », souffle la mère endeuillée de 38 ans qui guette constamment son téléphone en craignant de recevoir une nouvelle funeste de Gaza.

« Tout le monde est une cible à Gaza. Ceux qui restent. Ceux qui partent. Ceux qui se déplacent d’un endroit à l’autre. Il n’y a aucun lieu sûr. Cette peur constante que mes proches soient attaqués, ça me tue… »

J’ai raconté l’histoire de Samar il y a un mois. L’histoire tragique d’une Montréalaise d’origine palestinienne dont la fille handicapée de 13 ans est morte à Gaza de malnutrition et par manque de soins médicaux en attendant une autorisation d’Ottawa pour être évacuée d’urgence. Le 22 janvier dernier, lorsque le feu vert a finalement été obtenu, il était trop tard. Jana était déjà morte et enterrée depuis deux semaines dans l’enceinte de l’église de Gaza qui fut son dernier refuge1.

« Je me suis battue pour ma fille Jana. Et je l’ai perdue à cause d’une bureaucratie que rien ne justifie. De penser que je pourrais maintenant perdre ma sœur et sa famille et que l’histoire va se répéter… C’est au-delà des mots », me dit Samar, qui est titulaire d’une maîtrise en développement international et qui travaillait à la défense des droits de la personne à Gaza.

Samar espère accueillir à Montréal sa petite sœur Siham, son mari Mohammed et leurs deux enfants, Hamza, 8 ans, et Shams, 7 ans, dans le cadre du programme spécial lancé par le ministre de l’Immigration Marc Miller en janvier pour que des Palestiniens coincés à Gaza retrouvent leur famille au Canada. Compte tenu de leur différence d’âge – Siham a presque 10 ans de moins qu’elle –, Samar l’a élevée avec sa mère et la considère aussi comme sa fille. « Je me sens une double responsabilité et un double amour envers elle et ses enfants. »

PHOTO FOURNIE PAR SAMAR ALKHDOUR

Siham Alkhdour, son mari Mohammed et leurs enfants Hamza, 8  ans, et Shams, 7 ans, sont encore coincés dans la bande de Gaza. La famille attend depuis près de deux mois un visa pour rejoindre la sœur de Siham, Samar Alkhdour, au Canada.

Comme les familles doivent se débrouiller par leurs propres moyens pour faire sortir leurs proches de Gaza et qu’un « racket » à la frontière fait en sorte que les frais de passage vers l’Égypte s’élèvent à plus de 7000 $ US par personne, Samar a lancé une campagne de sociofinancement GoFundMe pour sauver la vie de sa sœur et de sa petite famille. La générosité des gens – dont de nombreux lecteurs de La Presse touchés par son histoire – lui a permis jusqu’à présent d’amasser près de 21 000 $, soit presque la moitié des fonds nécessaires pour payer leur voyage et les billets d’avion.

Malheureusement, pour l’heure, Samar n’a aucune nouvelle d’IRCC concernant sa demande déposée il y a près de deux mois. Si bien que, comme bien des Palestiniens de la diaspora, elle se demande si elle ne devrait pas utiliser les fonds amassés pour tenter d’envoyer ses proches en Égypte dès maintenant, sans attendre le feu vert d’Ottawa. Car s’ils meurent comme Jana en attendant que les politiciens et les autorités bougent, à quoi bon tous ces efforts ?

En conférence de presse, jeudi dernier, le ministre Miller admettait que son programme spécial était un échec tragique. « C’est très frustrant pour moi. Je ne veux pas mettre en place un programme qui s’avère un échec. Mais nous avons tous échoué devant les Gazaouis », a-t-il déclaré2.

Cet aveu d’échec était doublé d’un aveu d’impuissance. Le ministre a dit tenter avec ses collègues de faire pression sur Israël et l’Égypte qui contrôlent la sortie de Gaza. Mais en vain, s’est-il désolé.

PHOTO FATIMA SHBAIR, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Palestiniens fuyant Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 29 janvier dernier

Pour le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique, Alexandre Boulerice, qui appuie Samar dans son combat et presse Ottawa de faciliter la délivrance de visas pour tous les Gazaouis ayant de la famille au Canada, le gouvernement canadien est moins impuissant qu’il ne veut le laisser croire3. Membre du G7, il dispose de plusieurs leviers pour faire pression sur le gouvernement d’Israël. Ce n’est pas tant une question de pouvoir que de volonté et de courage.

« Il y a des traités commerciaux. Il y a des ventes d’armes. Il y a des pressions diplomatiques ou économiques. Il faudrait à un moment donné que le gouvernement libéral mette le poing sur la table et hausse un peu le ton avec le gouvernement Nétanyahou. Parce que là, carrément, on parle d’aide humanitaire et de sauver des vies à Gaza. C’est une question de vie ou de mort, pour vrai. »

Et pour vrai, on peut certainement faire mieux que de regarder les Gazaouis mourir.

1. Lisez l’histoire de Jana 2. Regardez un extrait de la conférence de presse sur le site de CBC (en anglais) 3. Lisez « Le NPD et QS demandent à Ottawa de faciliter la réunification des familles »